• Atelier van Lieshout

    Baby, 2008

    Galerie Bob van Orsouw

    Fiac 2008

    Crédit Photo Anthropia

     

     

    Je ne sais si c’est la perspective des élections présidentielles, le grand rendez-vous tant attendu depuis 2007, cette sensation qu’enfin l’heure de la revanche a sonné, mais la semaine fut rude pour mon plan de charge et mon humeur. Je me suis sentie comme suspendue.

    Lundi

    Elle commence avec mon check up chez le cardiologue qui ne constate rien, après m’avoir fait revenir trois fois, la première pour cause de mauvais appareil pour l’électro, la seconde pour une écho suite au mauvais diagnostic de la première machine, la troisième pour cause de valve percée, qui ne permet pas de prendre la tension (3 valves percées, à mon avis, c’est tout le lot qui est mauvais, heurs et malheurs de la mondialisation). En attendant, il m’a fait payer trois fois avec dépassement d’honoraires la mauvaise qualité de ses prestations.

    Bref maman, je n’ai rien au cœur :ni à la pointe, ni à la base, ni aux ventricules, ni à l’aorte J’ai même un excellent cœur, un sang qui circule bien, un bon rythme. Nos ancêtres alpinistes, ayant escaladé l’Everest  avec Sherpa Tensing  et Sir Hilary, m’ont transmis sans doute ce cœur vaillant, prêt à randonner dans la Rosenlaui Tal du Grosse Scheidek au Kleine Scheidek au pied du Wetterhorn.

    Mardi

    Je rencontre sur le trottoir, marchant comme un illuminé, un grand homme revêtu d’une gandoura marocaine et d’une sorte de chachia blanche. Il lève les mains au ciel, les rabaissant, faisant des sourires aux passants. Un croyant qu’une exultation a l’air d’avoir envahi. Les religions ont ce don de vous faire ressentir parfois le Grand Tout. Ce n’est pas à moi, l’athée résolue, que ça arriverait.

    Sentiment océanique, c’est le mot qui me vient. Je cherche sur internet : « Au-dessous du monde des perceptions sensorielles et de l'activité mentale, il y a l'immensité de l'être. Il y a une vaste étendue, une vaste immobilité, et une petite activité frémissante à la surface, qui n'est pas séparée, tout comme les vagues ne sont pas séparées de l'océan. » Eckhart Tolle, Le Pouvoir du moment présent, Ariane, 2000. Cet imam devait être atteint d’un sentiment océanique.

    Mercredi

    Chez un client, il gère une très grosse association qui comprend notamment des centres d’Accueil d’urgence. Il me confie qu’il est étonné que la Préfecture ait décidé « pour causes électorales » dixit la responsable, de prolonger l’ouverture des Accueils d’urgence de deux mois, qui, depuis la nuit des temps, ferment le 31 mars. Quelle cause électorale peut justifier une telle décision, sinon celle qu’on ne voie pas des centaines de milliers de SDF dans la rue, la nuit ? A qui profite le crime ? Cette façon d’instrumentaliser les moyens de l’Etat pour sa propre campagne me met en fureur. Je sors de chez mon client énervée, scandalisée, pour un peu mon cœur se mettrait en tachycardie. Je me calme en twittant comme une folle.

    Jeudi

    J’ai le Vernissage au Palais de Tokyo, à 21h30. Toute la journée, je me tâte, j’y vais, j’y vais pas, et puis pas d’ami disponible pour y aller. Alors.

    Vendredi

    J’avoue. Je n’ai rien fait. J’avais ce rapport à finir, pas fini. Des milliers de coups de fil à donner. Pas donnés. Mon plan de travail de la semaine prochaine à terminer, pas terminé. Ces élections vraiment, ça me tourneboule.

    Samedi

    J’ai acheté ma première paire de lunettes de vue, Varilux, s’assombrissent en gris en cas de soleil. J’ai dû franchir un cap. Sûrement. En sortant dans la rue, sentiment océanique, je ne sais plus voir, l’opticien m’a dit que jusqu’à 40 cm, c’est avec la partie basse du verre qu’on voit, 40 à 60 cm la partie du milieu, plus de 60 cm la partie du haut. Je dois apprendre à relever la tête ou à baisser la tête, selon les distances. Me sens un peu comme un robot. Attendre cet âge pour m’automatiser. Bizarre.

     


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  • Paul Thek

    Serie de reliquaies technologiques

    Palais de Tokyo, 2007

     

     

    Petite ville de banlieue, un grand amour. T. aime V. et V. est malade.

     

    Au départ, V. souffrait de migraines, ils avaient même appris qu'il s'agissait de migraines ophtalmiques. Puis le diagnostic tombe d’une bouche compatissante, le médecin hospitalier a pris le temps d’expliquer, l’irrémédiable, la maladie qui prendra toujours davantage de place dans la vie de V. Ses muscles vont flageller, elle va fondre du dedans. Elle marchera, puis moins, puis péniblement ; elle devra s’accrocher aux barres d’appui dans le couloir. Puis ce sera le renoncement, le fauteuil, l’agonie musculaire.

     

    Le paysage est conforme à la réalité. T.  assiste chaque jour à la régression de V. : son épouse, la femme qu’il aime depuis vingt ans jour après jour jamais lassé émerveillé dès la première seconde et à jamais, V. devient ce squelette tremblant, cette chair malade, cette tête souffrante. Et il ne se résout pas à la voir peu à peu se priver de sorties, parce que marcher dans la rue, son plaisir de toujours, devient si pénible.

     

    Alors T. part chez le quincailler et achète trois cent poignées, six cents écrous et tout autant de vis. Et il pose le long de la rambarde des escaliers, à la grille du portail, puis à droite, dans la rue, tous les mètres vingt d’une marche de myopathe, les poignées d’appui, auxquelles se raccrocher. Puis à gauche, tout autant de signaux, "ici je t’aime", "là je pense à toi", "encore un effort", "je veux pour toi le meilleur". Il refait l’itinéraire, le chemin de croix, qui, tous les mètres vingt, exige un appui, la longueur d’un bras qui se tend, supplication dans la marche, insistance du suppliant qui se rattrape juste à temps. Il offre au voisinage une rue poignière, un cheminement poignant, qui témoigne et agit ; il ne s'agit pas d’amour, juste d'une preuve.

     

    V. aura le choix, pour quelques mois encore, pourra le fuir quand elle aura marre de l’entendre, s’échapper du domicile pour aller respirer. Extension du domaine de l’indépendance, hors de lui, pour elle, les stations pour se penser vivante, encore un peu.


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  • Markus Raetz

    Metamorphose II

    1991-1992

     

     

     

    Hier j'ai rencontré Bartleby, Bartleby d'Ivry-sur-Seine.

    Il était chez le marchand de journaux, recomptant son appoint, sans cesse et sans cesse, de peur de se tromper dans les centimes d'euros. Il avait l'air sérieux, murmurant les mots magiques du comptage, re, sa, baya, rito, cassu, en plaquant dans sa main les pièces cuivrées si précieuses, les retournant d'un air gourmand et les blanches si laides, les regardant d'un air dégoûté. Je découvris ses yeux clairs quand il les leva sur moi, les yeux d'un communiste révolutionnaire, sûr de ses utopies, radieux comme un lendemain qui chante.

    Il leva ses yeux sur moi et son regard s'illumina. Nous ne nous étions jamais rencontrés. Il murmura quelque chose, dans un demi-quart de sourire, aussitôt effacé, qui le fit se détourner bien vite, pour que je ne saisisse pas les balbutiements ; ceux-ci se perdirent dans le présentoir du Parisien, qui entendit la fin de la phrase. Moi j'entendis juste quelque chose comme "va s'marrier".

    Bartleby quitta précipitamment le magasin, en oubliant son journal et en laissant sa petite monnaie. J'appris qu'il était coutumier du fait, qu'il reviendrait bientôt chercher et l'un et l'autre, que c'était sa façon à lui de ne pas partir, de rester encore, de mourir aussi un peu. En fait, je le vis revenir, en sortant, on se croisa, puis comme moi j'avais aussi oublié quelque chose je revins, à ce moment il repartait. Bartleby sautilla en l'air, coïncidence, il murmurait, on va s'marier, on va s'marier, c'est exprès.

    Quand Bartleby fût parti, Gérald me raconta. Gérald c'est monmarchandd'journaux. On dit comme cela chez nous, va chez monmarchandd'journaux, car on se l'approprie celui qui nous pourvoit chaque jour en Libé, réservé, le mercredi en Canard déchaîné, de temps en temps en magazines, de toutes les sortes, nous sommes très friands de magazines.

    Gérald me raconta l'étrange histoire de Bartleby. Il avait un client qui vivait dans une HLM, on dit une, pas un, c'est une habitation à loyer modéré, donc je tiens à opposer la HLM, c'est mon droit, à ceux qui débitent par-ci, par-là du mon HLM viril et possessif.

    Donc un des clients de Gérald vivait sous l'appartement de Bartleby d'Ivry-sur-Seine. Et ce n'était pas une sinécure, de vivre dans une HLM sous l'appartement de Bartleby. Vous auriez vécu dans un Triplex, à double cloisons, laine de verre, plaque d'alu et insonorisation comprise, vous n'auriez pas eu les problèmes du client de Gérald. Mais voilà on était dans une HLM des années trente, quarante, cinquante, cela, l'histoire ne le dit pas, vous n'auriez pas supporté.

    Toutes les nuits, à l'heure du rossignol, Bartleby se mettait à vivre. Gymnastique de nuit, essai de pointage à la pétanque, cris de victoire et de lamentation quand le cochonnet se rapprochait ou se barrait. Bref, les nuits de Bartleby étaient plus belles que ses jours.

    Son voisin, nous l'appellerons Camille, c'est un nom qui va bien, pour sa gentillesse, sa quiétude, l'aspect camomille du personnage quoi, avait l'habitude de monter chez Bartleby et doucement, sans le paniquer, ni le secouer, lui dire, s'il te plaît, Bartleby, moins de bruit, ma donzelle ne parvient pas à s'endormir, arrête de taper avec ta boule sur le sol. Bartleby relevait alors la tête en disant, va s'marrier, va s'marrier. Bartleby passait son temps à dire va s'marrier, va s'marrier et Camille ne savait pas de qui il parlait, de lui ou de Camille avec sa donzelle. Pour le tranquilliser, Camille jouait parfois une demi-minute avec Bartleby en le laissant gagner, espérant ainsi le contenter et obtenir son adhésion à un projet d'endormissement somme toute assez raisonnable.

    Une fois Camille reparti, Bartleby reprenait de plus belle son raffût, cette petite mise en jambe l'ayant encouragé à intensifier son entraînement de sportir de haut niveau. Et la situation n'allait faire qu'empirer. Au fur et à mesure des années, Camille se sentit dépérir, il paraît qu'une mauvaise nuit suivie d'une journée de travail peu épanouissant, répétée comme cela pendant des années, est pernicieuse pour la santé. Les années passèrent, chaque soir, Camille montait, redescendait sans succès, rentrait chez lui l'âme en peine, et la donzelle rouspétait de plus en plus, criait, il en allait de son couple, de son ménage, de sa future famille, de son équilibre. Camille craignait le pire. Elle lui avait promis le mariage. Mais peut-être, oui peut-être, que finalement z'allaient finir par pas s'marrier.

    Un jour, il n'y tint plus. Il se décida enfin à prendre le taureau par les cornes, il allait être un homme, prendre les décisions qui s'imposent, bref faire que tout ça change, sinon. Il quitta précipitamment un matin l'appartement, s'engagea d'un pas résolu dans la cage d'escalier, et descendit chez le gardien pour affirmer son point de vue. Non ce n'était plus possible, il ne pouvait plus vivre là. Sa vie était un enfer, l'Office devait faire quelque chose.

    Il demanda son changement d'appartement, oh, juste un échange, il n'en pouvait plus. Il demanda à déménager trente années de vie dans l'immeuble, celle de ses parents, de ses frères et soeurs, puis la sienne, il demanda à échanger avec un autre appartement, ailleurs, même un plus petit, même un rien du tout, mais surtout, hein, un endroit où ne vivrait pas un Bartleby juste au-dessus, un endroit sans joueur de pétanque, sans sportif de haut niveau chargé de s'entraîner pour d'hypothétiques jeux d'été, d'hiver ou de printemps.

    L'Office fût compréhensif. On le changea d'appartement. Camille et sa donzelle purent enfin dormir. Mais comme dit Gérald, on ne se débarrasse pas de Bartleby comme ça. Depuis qu'il n'habitait plus sous l'appartement de Bartleby, Camille se posait des questions à son sujet. Que lui arrivait-il ? Comme se débrouillait-il sans son voisin du dessous. Cela le remuait tellement que régulièrement à l'heure où il aurait dû s'endormir, il s'habillait, sa donzelle se retournant d'un air excédé, et partait dans la nuit regarder la lumière à la fenêtre du deux-pièces de son ex-voisin. Il poussait la porte, montait les étages et sonnait à la porte de son ami.

    Pendant quelques minutes, il prenait des nouvelles, se laissait proposer un petit jeu, finissait par accepter, se baissait, empoignant les boules de pétanque et pointant, les lançait au plus près du cochonnet. Bartleby murmurait de plus en plus bas des choses que Camille comprenait de moins en moins. En descendant l'escalier, Camille pressait rapidement son oreille sur la porte de l'appartement d'en dessous, puis la conscience tranquille sortait de l'immeuble et rentrait chez lui.


    L'histoire ne dit pas si Camille continua à aller voir Bartleby. Mais il va bien, merci, je l'ai vu hier chez monmarchandd'journaux.


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