• Robert Gober

     

     

    L’aventure Twitter peut amener à découvrir un nouveau format d’information, et même une nouvelle forme de média.

    C’est ce qui m’est arrivé ces deux derniers mois, durant le procès de Breivik : j’ai vécu avec un groupe de twittos, aussi passionnés que moi, ce que j’appellerais une des formes les plus innovantes d’information qu’il m’ait été donné de connaître.

    Plantons le dispositif :

    Un pseudo @VisionsCarto, sous lequel se cache un groupe de journalistes appartenant au Monde Diplomatique, mais qui en l’occurrence est animé durant le procès Breivik par Philippe Rekacewicz, journaliste et géographe (voire cartographe parfois...).

    Philippe Rekacewicz habite le sud de la Norvège et a décidé de suivre en direct le procès, depuis la salle d’un tribunal où celui-ci a été télédiffusé depuis Kristiansand, comme dans plusieurs salles de tribunal de Norvège. Là où il se trouve, peu de personnes avec lui, mais sur grand écran, en gros plan, les personnages-clefs du procès. Et pour nous, Philippe se met sur Twitter et transmet son expérience du procès, parfois sous forme de live-tweet, minute par minute, parfois sous forme de synthèses partielles et même souvent en fin de soirées de tweet en différé.

    Le format imposé fait 140 signes bien sûr, mais des tweets à la queue-leu-leu prennent la forme d’une conversation, au sens propre puisqu’ils sont souvent interrompus par des twittos qui posent des questions, dont @Anthropiatweete bien sûr (euh, je ne me prends pas pour Alain Delon, je veux parler de mon pseudo sur Twitter).

    Le dispositif est spécial, parce qu’il est constitué de plusieurs exercices, très complémentaires entre eux, et jamais vus avant.

    D’abord, ça paraît mesquin d’insister sur ce fait, mais le fait que @VisionsCarto ait traduit au fur et à mesure les questions/réponses entre juge et intervenants au procès apporte ce sentiment de réalité vivante qu’on a rarement dans un pays étranger. Même si nous avions été en Norvège, nous avions peu de chance de comprendre le procès. Là, à distance, nous sommes aux premières loges.

    Ensuite, le procès est redonné dans la diversité de ses séquences, des témoignages des victimes où s’entend une parole qui touche au cœur. Je pense à cette jeune fille, âgée de 15 ans au moment des faits, qui blessée, au sol, se dit qu’avec quatre balles dans le corps, elle devrait déjà être morte (une seule balle suffit dans les feuilletons télévisés) et raconte comment un jeune homme se dresse entre elle et Breivik lors du coup de feu, qui aurait dû lui coûter la vie.

    Ce sont les amis d’enfance de Breivik dont on perçoit presque physiquement le malaise, des intellectuels d’extrême-droite embarrassés qui le désavouent, des sociologues qui montrent le storytelling de Breivik, ses points d’appui idéologiques, des psychologues qui révèlent la difficulté à braver le discours séducteur de Breivik et son positionnement fait d’apparente certitude.

    Ce que  nous donne @VisionsCarto, c’est de la tweet-réalité pas manipulée. On n’a pas tous les pixels, mais suffisamment de points pour avoir une idée de l’image d’ensemble.

    Enfin, ce qui se révèle de plus inédit, c’est l’accès direct à ce qu’on peut appeler l’information brute, la source. Le journaliste se met en danger puisqu’il nous dévoile les ressorts de son travail, les contradictions entre les sources, le balbutiement des témoins, les dilemmes qui se posent à lui au moment de choisir les idées-maîtresses, de prendre tel ou tel mot au moment de se lancer.

    Ce que nous voyons, c’est le « work in progress », le démarrage d’une pensée journalistique sur des bribes d’opinions : il s’agit d’assister à la naissance d’une information, comme le ferait une fée clochette, perchée sur l’épaule du journaliste. On y constate l’intelligence de l’homme, ses hésitations, et ce moment, où il s’essaie à penser, à résumer ce qu’il a vu et entendu. Car ce qui est live-twitté, c’est ce qui se dit et se voit au moment où c’est vu, entendu et dit par le journaliste, puis ce qu’il en tire « professionnellement ». Pensée en alerte garantie.

    Ici, rien n’est prémâché, pas de fiches, qu’on nous livre toute faite pour occuper le temps du direct, ce ne sont qu’hésitations et recherches. Parfois, Philippe va chercher une meilleure traduction auprès d’un confrère natif du pays, parfois il livre ses curiosités, son étonnement ; il compare avec un papier qu’il a lu avant relatant une version différente du témoignage qu’on entend. Il est comme nous et en même temps riche des savoirs accumulés. Parfois il va chercher un concept norvégien, inconnu de nous : par exemple, quand un père d’une victime morte dit qu’il souhaite l’enfer à Breivik, Philippe nous rappelle combien c’est fort, cet emploi du mot « enfer » en norvégien.

    Si l’aventure est riche, c’est grâce à la générosité de Philippe Rekacewicz, qui répond à nos questions. Tel mot, que veut-il dire ? Est-ce cela qu’a voulu dire tel psy ? Nous entrons dans des supputations. Car l’enquête derrière les mots devient souvent collective. Un grand moment, c’est l’interprétation de la période dite « World of Warcraft » de Breivik, quand il s’enferme plusieurs années durant dans une chambre de l'appartement de sa mère dans laquelle il s'isole, refusant de voir ses amis : est-il en dépression ? Les jeux sont-ils à l’origine de son passage à l’acte ? Les twittos font pression sur Philippe. Et la réalité résiste. Comment savoir ?

    Ou bien, plus fort encore, quand le groupe s’interroge sur le mobile de Breivik et sur sa possible folie. Nous découvrons qu’il y a deux groupes de psys, un premier qui a vu Breivik tout de suite après le massacre, alors que le second groupe plus important ne l’a eu en consultation qu’après que Breivik a eu accès aux médias parlant de lui. Les psys font un rapport contradictoire : les premiers concluent sur la folie, les autres sur la responsabilité. Et nous voilà, twittos, embarqués dans une analyse pour savoir qui a raison. Le second groupe de psys montre des tendances à la fascination pour l’accusé. Les premiers ont l’air plus futé, ils ont vu un Breivik juste après-coup et en ont tiré des constats plus précis.

    Apparemment, le Procureur est d’accord avec nous, puisqu’il conclut, dans son réquisitoire, qu’il demande l’enfermement en cellule hospitalière. Au grand dam de Breivik, qui a refusé qu’on cite le psychologue qui l’avait reçu dans son enfance, et qui lutte depuis le début du procès pour faire reconnaître la pertinence de son analyse d’extrême-droite et la logique de son action de guerre, appelant à la rescousse les intellectuels extrêmes européens (dont Finkelkraut).

    Tout se passe comme si Breivik n’avait qu’une appréhension, être qualifié de fou. Une victime a parlé de son rire quand il se met à tuer ses victimes. Tel psy a rappelé qu’il prétend avoir reçu sa mission de l’Ordre des Templiers, que les policiers ont cherché sans succès. Je me fais ma philosophie, cet homme a la hantise de passer pour fou, mais sa vision du monde est tordue, on sent que chaque petit événement désagréable de sa jeunesse s’est imprimé en lui comme un motif de vengeance possible, et qu’il nourrit son désir de vengeance par une rationalisation et un copier-coller dans la littérature nationaliste, anti-islamique, anti-féministe et anti-socialiste, qui justifiera d’avance son passage à l’acte. On apprend même qu'il rêve d'une réserve où les Norvégiens "purs" pourraient vivre entre eux.

    Comment ne pas remercier Philippe Rekacewicz pour cette expérience inédite. Il rappelle qu’il aime « essayer de nouvelles formes d'écriture, de visualisations ». Il se veut « exploratoire », il veut qu'on "ouvre" les sources, et dans le cas du procès Breivik, il a voulu "travailler en public" bénéficiant de l'ensemble des réactions et des commentaires de tous ceux qui s'intéressaient à ce procès. Il a ouvert ainsi un espace collaboratif, où il travaillait la donnée brute, "sans filet", montrant la mise "in forma" en temps réel. Il reconnaît que c’était le risque à prendre pour « explorer de nouvelles formes de transfert d’information ».

    L’expérimentation est donc concluante, même si la forme du transfert d’information a changé au cours des deux mois. Philippe Rekacewicz va tenter de formaliser une synthèse de cette expérimentation, en prenant cette fois de la distance.

    Je me suis dit que mon point de vue de lectrice pouvait l’intéresser : j’ai tenté de synthétiser ma propre expérience cognitive, cette pratique nouvelle de partage du métier de journaliste.

     

     


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  • Jean-Luc Verna

     

     

     

    La France, nous dit-on, a moins de moyennes entreprises que l’Allemagne. Nous sommes les champions des entreprises de moins de dix salariés, sauf pour les Italiens qui développent plutôt des formes de coopération familiale.

    Une piste d’explication me semble être l’autocratisme de nombreux patrons français .

    Dans les entreprises, le passage de 10 à 12 salariés a des conséquences en termes de représentation de personnel, de charges nouvelles, et les patrons français ne le supportent souvent pas. Au-delà de 20 collaborateurs, les syndicats apparaissent. Le passage au-delà de 50 implique la mise en place d’un comité d’entreprise, d’obligations nouvelles. Grandir implique donc d’entrer dans une cour des grands, où des contre-pouvoirs se dressent tout à coup dans le soliloque du petit patron dans sa petite entreprise.

    Un des facteurs qui bloque la croissance des entreprises semble ainsi être en lien avec cette difficulté qu’ont ces tout-puissants à intégrer la notion de dialogue sur ce qu’ils considèrent être leur territoire. L’entreprise est à eux, les salariés sont une ressource qu’ils manipulent à leur gré.

    Refuser de s’agrandir, c’est aussi se priver de recruter des personnels ayant des compétences pour l’export, le design, le marketing, c’est rester avec un staff sous-développé, n’intégrant pas les nombreuses fonctions nécessaires au développement.

    Si elle limite donc la taille et l’enrichissement des entreprises, cette infirmité culturelle à l’écoute impacte aussi la capacité à écouter l’autre en général, le client, ses attentes.

    Alors comment changer ça ? Je pense qu’un grand mouvement culturel valorisant ces nouvelles pratiques d’écoute, de négociation, de dialogue, de participation des salariés devrait être mis sur pied par une communication gouvernementale, des séminaires d’entreprises, des incitations financières liées au dialogue social. Feu les lois Auroux n’ont malheureusement pas permis de faire progresser la société des élites sur ce point.

    Mais le changement ne proviendra que d’un effort pratiqué dans les écoles primaires et secondaires sur les pratiques « collaboratives » entre élèves ; il s’agit de cesser de développer la culture de la réussite par soi-même. Notre « culture » a mis l’accent sur la starisation de quelques-uns, au détriment de cet adage : « Nul n’est parfait, mais une équipe peut l’être ». Qu’on développe la culture de la qualité, de l’interdisciplinarité, du coopératif et on verra la France évoluer vers des projets collectifs, non pas sur la base de loyautés à l’ancienne fondées sur l’obéissance au Prince ou au chef de clan, mais sur le principe d’alliances concertées entre individus libres et cherchant la coopération.

    On aura progressé quand les patrons se réjouiront d’avoir des syndicats forts, et que les syndicats deviendront coopératifs avec les patrons ouverts et qui jouent le jeu.


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