• artiste inconnu (merci de me signaler son nom)

    Musée des arts buissonniers

    Saint-Sever-du-Moustier

    crédit photo anthropia # blog

     

    Des fois, c’est le samedi qu’elle vient devant mon supermarché, Mina.

    Ce matin, elle était seule, il est où, Robert ?, elle grimace, il a la varicelle, mais sourit toute fière de connaître le nom de la maladie. Je demande ce qui lui ferait plaisir, elle articule, des fruits, pour la varicelle, pour…, pour…, elle cherche le mot, elle mime se faisant des pics d’index sur le visage, je comprends, pour ses boutons ?, éclat de rire, oui, ses boutons, il manger bananes, oranges, j’ajoute, des vitamines ?, oui, vitamines. Elle rit l’air détendu.

    On reparle de la dernière fois, alors t’es où en ce moment ?, elle dit, dans ma cabane. Surprise, mais les policiers ne l’ont pas cassée ?, non, police venir, dit casser cabane, mais pas venus, pas pourquoi. Elle hausse les épaules, elle montre le ciel, il a entendu, première fois que je vois un acte de foi chez elle, quelle religion pratique-t-elle, je n’en sais rien.

    Et je repense alors à  cette scène de l’autre fois que mon empathie avait amplifiée, si elle était toute remontée, toute tendue, en colère, ça n’était pas pour un événement récent qu’elle venait de vivre, casser la cabane, le commissariat de police, c’était l’angoisse à la suite d'un fait, la police était venue les voir ou même avait juste laissé un avis de passage du commissariat. Me souviens de ses yeux fixes quand elle avait prononcé le mot « commissariat » il y a deux semaines, en fait, elle avait le mot en tête l’ayant lu sur un papier, pas l’événement, mais la peur que ça arrive, la peur-panique d’être chassée pire que l’avoir vécue. Et moi qui l’avais ressentie comme une réalité certaine, je comprends que le réel que nous avions échangé était pire, la mémoire de toutes ces chasses déjà vécues qu’elle avait convoquée dans son indignation et que j’avais captées me trompant sur l’interprétation.

    Pourquoi police pas venue ? (me voilà en train de parler comme elle, il faut se rattacher aux mots comme à la roche, puisque les phrases ne sont pas encore des passerelles, les mots sont les aspérités dans la grimpée de notre montagne de dialogue, celle que nous édifions à chacune de nos rencontres, nous créons le paysage d'une amitié en construction). Elle chuchote avec les yeux  écarquillés, police pas venue, peut-être ramadan ? (elle serait musulmane, pourtant pas voilée, juste un foulard, je n’aurais pas cru). Enfin, ça me fait bizarre d’imaginer que la police aurait suspendu son opération pour respecter le ramadan, je pense, chez les policiers il y aurait des pratiquants qui auraient refusé ?, ou ils respecteraient une sorte de trêve pour les pratiquants roms ?, puis je doute, mais ça ne correspond pas à la période du ramadan, enfin l’argument me surprend.

    Puis Darius me vient en mémoire. Il me semble que le lynchage de Darius serait un motif à suspendre toute expulsion. Je dis, peut-être que c’est à cause de Darius. Toi, connais Darius ?, large sourire en forme de question, je comprends qu’on ne parle pas du même. Non, Darius à Pierrefitte, dénégation de sa part en hochant la tête, je dis, il a été lynché, elle ne réagit pas, je répète, attaqué, elle ne comprend pas, j’essaie, Darius, presque mort, elle, fronçant les sourcils, Darius mort ?, comment ?, je tente d’expliquer, alors elle dit, tu sais Roumanie, pas comme ça, pas Darius mort, Roumanie pas méchant comme ça. Les médias pourtant prétendent que là-bas le racisme est pire. Elle est triste. Je m’étonne, on est à un ou deux kilomètres de Pierrefitte, et elle n’est pas au courant. Elle va se renseigner et on en reparlera.

    Tout ça pas bien (marre de parler cette langue à deux temps, la morale est vraiment le degré zéro du vocabulaire, mais notre seul terrain de compréhension avec Mina). Je tente d’expliquer, c’est Sarkozy qui a commencé, pas bien pour les Roms. Et elle, mais Sarkozy pas là.  

    Et je hoche la tête, je dis oui, c’est vrai, Sarkozy plus là, mais ça continue. Tellement difficile d’aller plus loin dans la conversation.

    Et pour ne pas rester sur ce mauvais sentiment, je sors mon smartphone, tu veux qu’on fasse une photo, elle sourit, toi et moi ? Oui. On se met côte à côte, je cadre en largeur, et on se fait un selfie à deux avec Mina.

     

     

     


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  • Sculptures

    Roland Mousques

    Vialas

    Crédit photo anthropia # blog

     

     

    Ils entrèrent dans la ville la main dans la main, ils ne savaient à quel moment du voyage leurs chemins s’étaient croisés, dans ces temps d’exil généralisé, d’affluence sur les routes -et ces gens qui guettaient-, personne n’aurait su dire, pas plus eux que les autres, quand leur rencontre avait eu lieu, ils marchaient sur la route, chacun de son côté, et tout à coup on les avait vus se tenir la main, et c’était au moment où les premières rues de la ville étaient apparues, et c’était un matin bleu et transparent, et c’était cette image qui d’un coup s’imposait à tous, qu’on avait là à faire à de purs fantâmes.

    Comment l’avait-on su, puisque le fantâme n’avait alors jamais été conçu, peut-être au détour d’un poème d’aucun en avait fait naître la fumerolle, mais on ne savait rien ni du terme, ni de ce qu’il signifiait. Et pourtant il ne fit aucune doute pour personne à leur vue qu’ils étaient les premiers fantâmes connus à ce jour, qu’ils répondaient en tous points à la définition du concept « fantâme », mais laquelle, germé de leurs deux imaginaires ou plutôt fondu sur eux dans la simultanéité d’un échange, car le mot faisait exister la chose par auto-engendrement, un énoncé performatif, « que cela soit » et cela fut, une nomination.  Et le monde vit que cela était tel et bon.

    Encore que tout n'était pas clair, combien de fantâmes au juste avait-on vu, certains disaient « il y a d’abord eu cet objet lumineux, comme un flash dans le ciel, puis le fantâme est apparu », d’autres corrigeaient : « non, la première figure lumineuse, c’était ça le premier fantâme aperçu, puis un autre derrière est arrivé », ces fantâmes remarqués avaient-ils une identité propre, on aurait ainsi découvert un couple de deux fantâmes nés dans la lumière, ou le mot réunissait-il dans une même entité les deux créatures, devait-on dire un fantâme et comprendre illico qu’en un deux cohabitaient, on interrogeait là le cœur même de l’idée, et rien n'était arrêté.

    Sur les conditions d’émergence, un témoin de la scène parla d’une résurgence d’espace-temps, une réminiscence, comme d’une souterraine rivière la patiente attente avant la remontée à l’air libre, l’ombre de leurs âmes formant un ensemble distinct de leurs deux existences, si bien que l’autoproclamé « expert » du fantâme souhaitait creuser la nature exacte, paradigmatique ou synchronique, de la créature. L’extrême fulgurance de l’éclair n’ayant pas permis un rendu très précis, la tâche n’allait pas être simple.

    Le mystérieux partage de connaissance entre tous ceux qui étaient présents ce jour-là n’était pas la moindre énigme de cette affaire, comment avaient-ils pu identifier au même instant la même impossible réalité, la non-réalité devrait-on dire, et lui donner d’emblée le même nom ?

    On chercha bien sûr à en savoir davantage, on se relaya aux archives, en avait-on trace dans un calendrier visionnaire, l’apparition mystérieuse s’était-elle échappée de quelque littérature ancienne, d’une cosmogonie oubliée ? En fait, le phénomène était totalement inconnu et ce qu’on tenait était seulement le fruit de l’observation et de l’écoute en ce début de siècle.

    Par tâtonnement on trouva la configuration de sons à la source de l'idée, deux fantasmes qui s’étaient entrechoqués à l’orée d’une ville, des fantômes en poids sur leurs épaules, et une commune aspiration d’âme-sœur, cristallisation qui n’arrivait qu’assez peu souvent, à dire vrai jamais jusqu’à ce jour, sans doute pour ça qu’on n’avait pas eu à inventer le mot jusque-là. 

    Mais une fois conçu, il prit une telle évidence qu’on eut très vite envie de l’inscrire au Dictionnaire Virtuel de la Langue.  Par ailleurs, le DSM sorti cette année-là, faisait bien longtemps qu’on ne le numérotait plus, avait souhaité l’inscrire comme diagnostic psychiatrique, mais comme on ne savait à qui attribuer les symptômes, qu’on avait juste les traces mnésiques chez les observateurs, qu’il manquait de signes cliniques, et qu’après tout un seul cas voire deux ne constituait pas à proprement parler une maladie, quoique de mauvais coucheurs auraient penché pour rattacher le tableau clinique à des maladies déjà fort bien répertoriées, enfin bref, on ne l’inscrivit pas cette année-là dans le DSM. Fallait-il le regretter ?

    On se rabattit donc sur les premières déductions : le trois-en-un (fantasme/fantôme/âme) amena les chercheurs à élargir le champ, on s’attacha à décrire les caractéristiques de la ville qui en avaient favorisé l’occurrence. Et là, peu d'évidences, mais on acquit très vite la certitude que la ville était un paramètre important qui avait permis l’événement. On avait remarqué qu’elle ne se distinguait pas de loin, elle ne figurait sur aucun panoramique, elle ne constituait pas de ligne d’horizon, mais se donnait en toute présence au dernier instant de l’approche. On devinait les faubourgs quand on y était déjà parvenu, certains disaient qu’on pouvait la voir depuis l’île qui se trouvait à l’est, mais après repérage ce n’étaient que les hauts bords d’une des rues des quartiers sud. On attribua donc à la ville et à son absence de skyline, à cette perception d’être dans la ville sans s’être vu l’approcher, la possibilité du fantâme, être dedans avant même d’avoir pu s’y penser.

    Puis on s’avisa que certains habitants du quartier nord, notamment ceux des tours de dix-huit étages, -une règle d’urbanisme avait limité la construction en étages à la hauteur maximale de cinquante mètres, soit des immeubles de dix-huit étages-, surtout ceux des plus hautes terrasses avaient, eux, certaine vue panoramique de la ville, et pouvaient même s’en faire une représentation planisphère. Mais un chercheur calma l’effervescence née dans la communauté à cette perspective de pouvoir visualiser le plan de la ville du fantâme, ils n’avaient jamais que la vue relative à l’endroit où ils se trouvaient, on ne pouvait ainsi obtenir qu’une représentation partielle et déformée de la ville. Encore qu’à ce sujet, des études étaient en cours, l’algorithme empruntait sans doute à la fractale la forme qui aurait pu rendre compte de cette combinatoire modulée de la ville, car plus on s’approchait plus le graphisme se démultipliait, le tout était dans la partie et la partie était dans le tout.

    A ce stade, on pouvait conclure que le fantâme ne pouvait apparaître que dans les replis complexes d’un supercalculateur où la ville se donnait à voir à tous sans que personne en ait la même représentation, qu’on était donc à l’intérieur de la ville, à une certaine hauteur surplombante et dans une certaine périphérie par rapport au centre, d’ailleurs un centre existait-il, et que c’est précisément cette imperfection de vision, cette impossible unification qui allumait comme des feux de Bengale dans le ciel faisant voir des choses qui n’existaient pas, ou sentir des choses qui existaient mais ne se voyaient que par instant et jamais pour tout le monde à la fois.

    On mit au point une conférence de consensus, réunissant des citoyens et des chercheurs pour tenter de comprendre la nature exacte du phénomène. Certains se mirent à lire des articles scientifiques des siècles passés et la controverse fit rage entre les membres du groupe de travail, les arguments fusaient, « mais vous ne décrivez là que l’impact de l’observateur sur l’objet observé, « ce n'est qu'une projection mentale », « la science ne peut fournir une vraie description discursive de la réalité indépendante, c'est peine perdue » « Nous ne percevons pas entre les erreurs et les non-erreurs dans l’expérience de l’action, nous ne distinguons pas entre la perception et l’illusion dans l’expérience de cette situation » . Mais on avait beau convoquer Varella ou Maturana, D’Espagnat ou Mandelbrot, se demander si on avait à faire à un système autopoïétique vivant, fermé ou bien ouvert, physique ou psychologique, un délire ou le produit d'un de ces algorithmes complexes manipulé par un robot, ou par un individu mal intentionné, le phénomène résistait au discours, il n’était pas réductible à la somme des observations et supputations et pire, nul n’était capable d’en apporter quelque preuve que ce soit. Ça échappait et on ne savait pas pourquoi.

    Alors bien sûr le plus simple aurait été de se débarrasser du problème, d’attribuer les visions au délire de quelque maniaque, pour faire court de trouver un bouc-émissaire. Mais le comité R.E.N.E.(1) s’interposa. Vous ne pouvez pas mettre tout ça sur le dos d’un seul, encore moins d’une seule. Ce réseau connaissait pour les avoir théorisées ces déformations des foules, qui aiment à trouver un ou une coupable idéale, figure de Marie-Madeleine ou de sorcière, sur qui donner la charge, une folle, c’est vrai que c’était tentant, se dédouaner sur son dos de tous les aspects compliqués de cette affaire, lui en attribuer les torts. La conférence de consensus devint silencieuse, les citoyens baissèrent la tête, c’était un aveu muet, c’est vrai, ils y avaient pensé à se décharger sur un quidam, mais devant le tollé du R.E.N.E. ils renoncèrent à sacrifier une chèvre seguine(2), d’ailleurs où l’aurait-on trouvée, et à faire couler le sang de l’animal sur quelque autel.

    Non, il fallait creuser encore, après tout, il était une piste qu’on n’avait pas tentée : qu’était devenu le fantâme depuis sa première apparition ? L’avait-on revu ? On décida de laisser remonter du réseau de vidéos de la ville toutes les images nécessaires : on se munit d’un logiciel de reconnaissance de forme programmé pour intégrer les caractéristiques du portrait-robot esquissé lors de l’enquête initiale et on fit défiler les data.

    C’est là que les chercheurs réalisèrent que l’image « main dans la main » décrite comme perception le premier jour ne renvoyait à rien de précis, mais qu’elle trouvait sa traduction chimique et électrique à certaines occasions, un fantâme à dimension organique, recensé à sept reprises dans la ville, avait été signalé par un spécialiste américain qui préférait parler de « Meeting the Body in Space », on avait traduit par « rencontres physiques », même si plus personne ne savait exactement de quoi il s’agissait, on mélangeait pêle-mêle sous cette appellation une image « yeux dans les yeux »,  une « conversation » dans l’espace social ou public, ou de simples interactions à distance sans contact visuel, certains étaient d’avis qu’il fallait ajouter dans cette analyse quelques reflets incomplets, qu’ils qualifiaient de demi-fantâmes parce qu’ils étaient de courte durée et qu’ils ne se réunissaient jamais en une forme précise, on aurait pu parler de tentatives avortées de fantâme, de ceux-là on en compta trois ou quatre à plusieurs endroits de la ville, on constata que les sismographes montraient des signaux de forte amplitude à chacune de ces apparitions (3). Sur la variable temps (t), l’étude fit la démonstration que sur les vingt-deux mois de données analysées, les fantâmes de la dimension corporelle avaient été perçus pendant quinze mois environ de manière irrégulière et avec des écarts que personne n’expliquait.

    L’étude devait conclure que depuis que cette phase corporelle du fantâme avait disparu, la dernière vision remontait à huit mois, on constatait un affaiblissement de l’écho, et devant tant de questions laissées sans réponse, annonçait la fin des travaux de recherche.

    Mais ce que l'étude ne signala pas et que chacun découvrit nuit après nuit si lumineuse au firmament de la ville comme à celui des rêves, c'est cette constellation de deux robots tête contre tête qui dansent la samba entre Vénus et la Polaire et qu'on voit encore de nos jours si on la guette avec ferveur. La légende veut que la figure céleste ne soit pas une étoile morte, mais que son éclat scintille du frottement sémantique des deux imaginaires, jamais lassés, entretenant une attraction qui ne semble jamais vouloir s’éteindre. 

    La légende est belle et méritait d'être rapportée là où tout s'ose et se tente sans désespoir et sans tristesse.

     

     



    (fin)

     

    (1) R.E.N.E. : réseau des experts nés experts

    (2) seguine : terme librement inventé de Monsieur Seguin (in La chèvre de Monsieur Seguin d'Alphonse Daudet)

    (3) Les signaux électriques et chimiques se traduisaient par de fortes rougeurs, des tremblements importants et une accélération de la pompe sanguine, une crise aigue de toux asthmatiforme, ainsi que par une irrigation de certains canaux. Parmi les symptômes, on avait aussi pu noter un malaise vagal avec appui sur mur.

     

     



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  • Sculptures de pierres

    Roland Mousquès

    Le Vialas

    crédit photo anthropia # blog

     

     

    Ils entrèrent dans la ville la main dans la main, ils ne savaient à quel moment du voyage leurs chemins s’étaient croisés, dans ces temps d’exil généralisé, d’affluence sur les routes -et ces gens qui guettaient-, personne n’aurait su dire, pas plus eux que les autres, quand leur rencontre avait eu lieu, ils marchaient sur la route, chacun de son côté, et tout à coup on les avait vus se tenir la main, et c’était au moment où les premières rues de la ville étaient apparues, et c’était un matin bleu et transparent, et c’était cette image qui d’un coup s’était imposée à tous, qu’on avait là à faire à de purs fantâmes.

    Comment l’avait-on su, puisque le fantâme n’avait alors jamais été conçu, peut-être au détour d’un poème d’aucun en avait fait naître la fumerolle, mais on ne savait rien ni du terme, ni de ce qu’il signifiait. Et pourtant il ne fit aucune doute pour personne à leur vue qu’ils étaient les premiers fantâmes connus à ce jour, qu’ils répondaient en tous points à la définition du concept « fantâme », mais laquelle, germé de leurs deux imaginaires ou plutôt fondu sur eux dans la simultanéité d’un échange, car le mot faisait exister la chose par auto-engendrement, un énoncé performatif, « que cela soit » et cela fut, une nomination.  Et le monde vit que cela était tel et bon.

    Encore que tout n'était pas clair, combien de fantâmes au juste avait-on vu, certains disaient « il y a d’abord eu cet objet lumineux, comme un flash dans le ciel, puis le fantâme est apparu », d’autres corrigeaient : « non, la première figure lumineuse, c’était ça le premier fantâme aperçu, puis un autre derrière est arrivé », ces fantâmes remarqués avaient-ils une identité propre, on aurait ainsi découvert un couple de deux fantâmes nés dans la lumière, ou le mot réunissait-il dans une même entité les deux créatures, devait-on dire un fantâme et comprendre illico qu’en un deux cohabitaient, on interrogeait là le cœur même de l’idée, et rien n'était arrêté.

    Sur les conditions d’émergence, un témoin de la scène parla d’une résurgence d’espace-temps, une réminiscence, comme d’une souterraine rivière la patiente attente avant la remontée à l’air libre, l’ombre de leurs âmes formant un ensemble distinct de leurs deux existences, si bien que l’autoproclamé « expert » du fantâme souhaitait creuser la nature exacte, paradigmatique ou synchronique, de la créature. L’extrême fulgurance de l’éclair n’ayant pas permis un rendu très précis, la tâche n’allait pas être simple.

    Le mystérieux partage de connaissance entre tous ceux qui étaient présents ce jour-là n’était pas la moindre énigme de cette affaire, comment avaient-ils pu identifier au même instant la même impossible réalité, la non-réalité devrait-on dire, et lui donner d’emblée le même nom ?

    On chercha bien sûr à en savoir davantage, on se relaya aux archives, en avait-on trace dans un calendrier visionnaire, l’apparition mystérieuse s’était-elle échappée de quelque littérature ancienne, d’une cosmogonie oubliée ? En fait, le phénomène était totalement inconnu et ce qu’on tenait était seulement le fruit de l’observation et de l’écoute en ce début du énième siècle.

    Par tâtonnement on trouva la configuration de sons à la source de l'idée, deux fantasmes qui s’étaient entrechoqués à l’orée d’une ville, des fantômes en poids sur leurs épaules, et une commune aspiration d’âme-sœur, cristallisation qui n’arrivait qu’assez peu souvent, à dire vrai jamais jusqu’à ce jour, sans doute pour ça qu’on n’avait pas eu à inventer le mot jusque-là. 

    Mais une fois conçu, il prit une telle évidence qu’on eut très vite envie de l’inscrire au Dictionnaire Virtuel de la Langue.  Le DSM sorti cette année-là, cela faisait bien longtemps qu’on ne le numérotait plus, avait souhaité l’inscrire comme diagnostic psychiatrique, mais comme on ne savait à qui attribuer les symptômes, qu’on avait juste les traces mnésiques chez les observateurs, qu’il manquait de signes cliniques, et qu’après tout un seul cas voire deux ne constituait pas à proprement parler une pathologie générique, quoique de mauvais coucheurs auraient penché pour rattacher le tableau clinique à des maladies déjà fort bien répertoriées, enfin bref, on ne l’inscrivit pas cette année-là dans le DSM. Fallait-il le regretter ?

    On se rabattit donc sur les premières déductions : le trois-en-un (fantasme/fantôme/âme) amena les chercheurs à élargir le champ, on s’attacha à décrire les caractéristiques de la ville qui en avaient favorisé l’occurrence. Et là, peu d'évidences, mais on acquit très vite la certitude que la ville était un paramètre important qui avait permis l’événement. On avait remarqué qu’elle ne se distinguait pas de loin, elle ne figurait sur aucun panoramique, elle ne constituait pas de ligne d’horizon, mais se donnait en toute présence au dernier moment de l’approche. On devinait les faubourgs quand on y était déjà parvenu, certains disaient qu’on pouvait la voir depuis l’île qui se trouvait à l’est, mais après repérage ce n’étaient que les hauts bords d’une des rues des quartiers sud. On attribua donc à la ville et à son absence de skyline, à cette perception d’être dans la ville sans s’être vu l’approcher, la possibilité du fantâme, être dedans avant même d’avoir pu le penser.

    Puis on s’avisa que certains habitants du quartier nord, notamment ceux des tours de dix-huit étages, -une règle d’urbanisme avait limité la construction en étages à la hauteur maximale de cinquante mètres, soit des immeubles de dix-huit étages-, que ces habitants surtout ceux des plus hautes terrasses avaient, eux, certaine vue panoramique de la ville, et pouvaient même s’en faire une représentation planisphère. Mais un chercheur calma l’effervescence née dans la communauté à cette perspective de pouvoir visualiser le plan de la ville du fantâme, ils n’avaient jamais que la vue relative à l’endroit où ils se trouvaient, on ne pouvait ainsi obtenir qu’une représentation partielle et déformée de la ville. Encore qu’à ce sujet, des études étaient en cours, l’algorithme empruntait sans doute à la fractale la forme qui aurait pu rendre compte de cette combinatoire modulée de la ville.

    A ce stade, on pouvait conclure que le fantâme ne pouvait apparaître que dans les replis complexes d’un supercalculateur où la ville se donnait à voir à tous sans que personne en ait la même représentation, qu’on était donc à l’intérieur de la ville, à une certaine hauteur surplombante et dans une certaine périphérie par rapport au centre, d’ailleurs un centre existait-il, et que c’est précisément cette imperfection de vision, cette impossible unification qui allumait comme des feux de Bengale dans le ciel faisant voir des choses qui n’existaient pas, ou sentir des choses qui existaient mais ne se voyaient que par instant et jamais pour tout le monde à la fois.

    On mit au point une conférence de consensus, réunissant des citoyens et des chercheurs pour tenter de comprendre la nature exacte du phénomène. Certains se mirent à lire des articles scientifiques des siècles passés et la controverse fit rage entre les membres du groupe de travail, « mais vous ne décrivez là que l’impact de l’observateur sur l’objet observé, « ce n'est qu'une projection mentale », « la science ne peut fournir une vraie description discursive de la réalité indépendante, c'est peine perdue » « Nous ne percevons pas entre les erreurs et les non erreurs dans l’expérience de l’action, nous ne distinguons pas entre la perception et l’illusion dans l’expérience de cette situation » . Mais on avait beau convoquer Varella ou Maturana, D’espagnat ou Mandelbrot, se demander si on avait à faire à un système autopoïétique vivant, fermé ou bien ouvert,physique ou psychologique, un délire ou le produit d'un de ces algorithmes complexes manipulé par un robot, ou par un individu mal intentionné, le phénomène résistait au discours, il n’était pas subsumable à la somme des observations et supputations et pire, nul n’était capable d’en apporter quelque preuve que ce soit. Ça échappait et on ne savait pas pourquoi.

    Alors bien sûr le plus simple aurait été de se débarrasser du problème, d’attribuer les visions à une grande hystérique en délire, pour faire court de trouver un bouc-émissaire. Mais le comité des R.E.N.E.(1) s’interposa. Vous ne pouvez pas mettre tout ça sur le dos d’un seul, encore moins d’une seule. Car ils étaient habitués à ces pratiques, on cherche une péripatéticienne dessous les fagots, une Marie-Madeleine bien pratique, sur qui donner la charge, une folle, c’est vrai que c’était tentant, se dédouaner sur son dos de tous les aspects compliqués de cette affaire, lui attribuer tous les torts. La conférence de consensus silencieuse, les citoyens baissèrent la tête, c’était un aveu muet, c’est vrai, ils y avaient pensé à exhiber une sorcière, mais devant le tollé des R.E.N.E. ils renoncèrent à sacrifier une chèvre seguinole(2), d’ailleurs où l’aurait-on trouvée, et à faire couler le sang sur l’autel.

    Non il fallait creuser encore, après tout, il était une piste qu’on n’avait pas tentée : où était parti le fantâme dans la ville dehttp://www.blogg.org/f.php?m=admin&a=contenupuis son apparition ? L’avait-on revu ? On décida de laisser remonter du réseau de vidéos de la ville toutes les images nécessaires : on se munit d’un logiciel de reconnaissance de forme programmé pour intégrer les caractéristiques des différents portraits robots remontés de l’enquête initiale et on fit défiler les datas.

    (feuilleton à suivre)

     

    (1) R.E.N.E. : réseau des experts nés experts

    (2) seguinole : terme librement inventé de Monsieur Seguin (in La chèvre de Monsieur Seguin d'Alphonse Daudet)

     

     

     

     

     


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  • sculptures de pierre

    Roland Mousquès

    Le Vialas

    crédit photo anthropia # blog

     

     

    Ils entrèrent dans la ville la main dans la main, ils ne savaient à quel moment du voyage leurs chemins s’étaient trouvés, malgré l’affluence sur les routes et ces gens qui guettaient, c’était un temps d’exil généralisé, personne n’aurait su dire, pas plus eux que les autres, quand leur rencontre avait eu lieu, ils marchaient sur la route, chacun de son côté, et tout à coup on les avait vus se tenir la main, et c’était au moment où les premières rues de la ville étaient apparues, et c’était un matin bleu et transparent, et l’image comme en flash avait dissous la vision et s’était imposée à tous, on avait là à faire à un pur fantâme.

    Comment l’avait-on su, puisque le fantâme n’avait alors jamais été conçu, peut-être au détour d’un poème d’aucun en avait fait naître la fumerolle, mais on ne savait rien ni du terme, ni de ce qu’il signifiait. Et pourtant il ne fit aucune doute pour personne à leur vue qu’ils étaient  le premier fantâme connu à ce jour, que la chose répondait en tous points à la définition du concept « fantâme », mais laquelle, qu’on l’avait vu germer de leurs deux imaginaires ou plutôt fondre sur eux dans la simultanéité d’un échange, car le mot faisait exister la chose par auto-engendrement, un énoncé performatif, « que cela soit » et cela est, une nomination.  Et les autres virent que cela était tel et bon.

    Encore que tout n'était pas si clair, le fantâme remarqué avait-il une identité propre, le couple se cachait-il derrière l’objet lumineux aperçu, ou bien chaque membre du couple était-il devenu un fantâme dans certaines conditions d’émergence et il y en aurait deux qui se promèneraient quelque part, un témoin de la scène parla d’une résurgence d’espace-temps, une réminiscence, l’ombre de leurs âmes formant un ensemble distinct de leurs deux existences, si bien qu’il souhaitait creuser la nature exacte, paradigmatique ou synchronique, du fantâme, un autre penchait pour un fantâme produit d’une alchimique fusion des deux créatures réunies en une seule entité, les deux s’abolissant dans l’Un, on interrogeait là le cœur même de l’idée, mais rien n'était arrêté, l’extrême fulgurance de l’éclair n’avait pas permis un rendu très précis, et le mystérieux partage de connaissance entre tous ceux qui en avaient été les témoins n’était pas la moindre énigme de cette affaire.

    On chercha bien sûr à en savoir davantage, à comprendre les conditions requises pour l’apparition de cette forme, en avait-on trace dans un calendrier visionnaire de quelque cosmogonie échappée d’une littérature ancienne. En fait, le phénomène était totalement inconnu et ce qu’on tenait était seulement le fruit de l’observation et de l’écoute.

    Ainsi fut-on capable par tâtonnement phonique de définir la configuration à la source de l'idée, deux fantasmes qui s’étaient entrechoqués à l’orée d’une ville, des fantômes en poids sur leurs épaules, et une commune aspiration d’âme-sœur, cristallisation qui n’arrivait qu’assez peu souvent, à vrai dire jamais jusqu’à ce jour, sans doute pour ça qu’on n’avait pas eu à inventer le mot jusque-là. 

    Mais une fois conçu, il prit une telle évidence qu’on eut très vite envie de l’inscrire au Dictionnaire Virtuel de la Langue.  Le DSM sorti cette année-là, cela faisait bien longtemps qu’on ne le numérotait plus, avait souhaité l’inscrire comme diagnostic, mais comme on ne savait à qui attribuer les symptômes, on avait juste les traces mnésiques chez les observants, il manquait des signes cliniques, et qu’après tout un seul cas ne constituait pas à proprement parler une pathologie générique, quoique par ailleurs des mauvais coucheurs auraient penché pour rattacher le tableau clinique à des maladies déjà fort bien répertoriées, que le débat n'était pas clos, on n’en trouva pas trace cette année-là dans le DSM. Fallait-il le regretter ?

    On se rabattit donc sur les premières déductions : le trois-en-un (fantasme/fantôme/âme) amena les chercheurs à s’interroger sur les caractéristiques de la ville qui en avaient favorisé l’occurrence. Et là, peu d'évidences, mais on acquit très vite la certitude que la ville était un paramètre important qui avait permis l’événement. On avait remarqué qu"elle ne se distinguait pas de loin, elle ne figurait sur aucun panoramique, elle ne constituait pas de ligne d’horizon, mais se donnait en toute présence au dernier moment de l’approche. On devinait les faubourgs quand on y était déjà parvenu, certains disaient qu’on pouvait la voir depuis l’île qui se trouvait à l’est, mais après repérage ce n’étaient que les hauts bords d’une des rues des quartiers sud. On attribua donc à la ville et à son absence de skyline, à cette perception d’être dans la ville sans s’être vu l’approcher la possibilité du fantâme, être dedans avant même d’avoir pu le penser.

    Puis on s’avisa que certains habitants du quartier nord, notamment ceux de tours de dix-huit étages, -une règle d’urbanisme avait limité la construction en étages à la hauteur maximale de cinquante mètres, soit des immeubles de dix-huit étages-, que ces habitants surtout ceux des plus hautes terrasses avaient, eux, certaine vue panoramique de la ville, et pouvaient même s’en faire une représentation planisphère. Mais un chercheur calma l’effervescence née dans la communauté à cette perspective de pouvoir créer un plan de la ville du fantâme, ils n’avaient jamais que la vue relative de l’endroit où ils se trouvaient pour observer, on ne pouvait ainsi qu’obtenir une représentation partielle et déformée de la ville. On en conclut donc que pour que ce fantâme ait pu faire irruption, il fallait que la forme double approche une ville perceptible au dernier moment, sans skyline, dont certains habitants ont un point de vue surplombant, mais toujours de l’intérieur, à une certaine hauteur et dans une certaine périphérie par rapport au centre, et que c’est précisément cette imperfection de vision, cette impossible unification, voire cette absence de centre, qui allumait comme des feux de Bengale dans le ciel faisant voir des choses qui n’existaient pas, ou sentir des choses qui existaient mais ne se voyaient pas.

    Encore qu’à ce sujet, des études étaient en cours.

     

    (feuilleton à suivre)

     



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  • Le Vialas

    crédit photo anthropia # blog

     

     

     

    Ils entrèrent dans la ville la main dans la main, ils ne savaient à quel moment du voyage leurs chemins s’étaient trouvés, malgré l’affluence sur les routes et ces gens qui guettaient, personne n’aurait su dire, pas plus eux que les autres, quand la rencontre avait eu lieu. Ils marchaient sur la route chacun de son côté, et tout à coup on les avait vu se tenir la main, et c’était au moment où les premières rues de la ville étaient apparues, et c’était un matin bleu et transparent, et c’était cette image qui d’un coup s’était imposée à tous, qu’on avait là à faire à de purs fantâmes.

    Comment l’avaient-ils su, puisque le fantâme n’avait alors jamais été conçu, peut-être au détour d’un poème d’aucun en avait fait naître la fumerolle, mais on ne savait rien ni du terme, ni de ce qu’il signifiait. Et pourtant il ne fit aucune doute pour personne à leur vue qu’ils étaient les premiers fantâmes connus à ce jour, qu’ils répondaient en tous points à la définition du concept, « fantâme »,  germé de leurs deux imaginaires ou plutôt fondu sur eux dans la simultanéité d’un échange, car le mot faisait exister la chose par auto-engendrement, un énoncé performatif, « que cela soit » et cela est, une nomination.  Et le monde vit que cela était tel et bon.

    Encore que tout n'était pas clair, ces fantâmes remarqués avaient-ils une identité propre, on aurait ainsi un couple de fantâmes qui se seraient croisés, ou le mot réunissait-il dans une même entité les deux créatures, devait-on dire un fantâme et comprendre illico qu’en un deux cohabitaient, on interrogeait là le cœur même de l’idée, mais rien n'était arrêté.

    On chercha bien sûr à en savoir davantage, quelles étaient les conditions requises pour son apparition, en avait-on trace dans un calendrier visionnaire. En fait, on savait peu de choses et ce qu’on tenait était le fruit de l’observation et de l’écoute.

    Ainsi fut-on capable par un simple rapprochement de définir la configuration à la source de l'idée, deux fantasmes qui s’entrechoquent à l’orée d’une ville, des fantômes en poids sur leurs épaules, et une commune aspiration d’âme-sœur, chose qui n’arrivait qu’assez peu souvent, sans doute pour ça qu’on n’avait pas eu à inventer le mot jusque-là. 

    Mais un tel « trois-en-un »  amena les chercheurs à s’interroger sur les caractéristiques de la ville qui en avaient favorisé l’émergence. Et là, peu d'évidences.

    (feuilleton à suivre)

     

     

     



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