• Au pays de l'ocre beige

    Kader Attia

    Untitled Plasticbags, 2009

    La Force de l'Art

    Grand Palais

    Crédit Photo Anthropia

     

     

    Sur la carte postale de l'époque coloniale, c'était une gare, Oued Zem. Une modeste maison aux murs d'ocre jaune. Et devant les rails du chemin de fer, quelques colons à casque blanc. Pas de train visible. Oued Zem est attente. Latence de chacun, ni espérance ni projet, l'ennui Oued Zem.


    Lotfi murmure à mes côtés "Je vais te faire connaître Oued Zem, la ville la plus inattendue qui soit ; c'est là que j'ai grandi".

    Et je l'ai suivi. Pourquoi ? Je ne le sais pas.

    A présent, je contemple des maisons à perte de vue, des petites d'un étage, puis sur plusieurs mètres des maisons de trois étages, rarement de deux. Des carrées, des rectangulaires, toutes sans toit.

    Maisons de Maroc. Certaines à balcons ornés de mosaïques, qui se fondent dans le gris et dans l'ocre. D'autres à colonnades ou à arches simples, à fentes larges ou à myriades de fenêtres toutes différentes, non alignées. A portes découpées en dentelle ou à portes de bois sculptées. Diversité qui surprend, tentatives de m'as-tu-vu, envolées baroques d'ornements, mais laissant toujours deviner, quelque forme qu'aient les balustrades qui bordent les façades en leur sommet, la permanence d'un toit-terrasse offrant son visage au ciel de nuit. Pas de moucharabieh, on ne guette pas à Oued Zem.

    Le ton sépia de la photo n’était pas dû à la lente dépigmentation du temps qui passe, il correspond aux teintes poussiéreuses de Oued Zem. La ville est un instantané d'avant-hier, presque fossilisé. Quelques arbres gris aux troncs enduits de blanc jusqu'à terre. Seigneur de son univers, Lotfi m’explique. "Pour les protéger des insectes, on les badigeonne à la chaux". Ce qui leur donne cette allure de stalactites ensablées. Les arbres ne poussent pas, ils descendent sur terre. Ils ne sont pas encore tombés en cendre, mais combien de temps faudra-t-il attendre ?

    De la voiture, je note le blanc cassé, partout cette fausse blancheur, celle de l'à-peu-près. On n'a pas le luxe de repeindre ici. On laisse donc filer jusqu'au jaunâtre, les façades beiges étant légion. Je pénètre dans la matité absolue, dans l'effacement de la couleur. Je suis arrivée dans la photo.

    Et s’insinue en moi le sentiment que je suis prise au piège, comme un rat, un chacal, un lamantin échoué. Le mystère Oued Zem. Un labyrinthe qui réserve des oubliettes en tous genres. Des trappes qui pourraient s'ouvrir sur mon passage.  Ou des collets me prenant par surprise, après le croisement, quand je prends la rue perpendiculaire.

    Le boulevard est hostile. Slalom entre les nids de poule. A peine sauvée que des plaques métalliques en dos d'âne font cahoter le véhicule. J'évite soigneusement les ronces et détritus traînant négligemment, on ne sait jamais. Soupir de soulagement, qui s'interrompt aussi sec. Hirsute, un visage se plaque à la vitre. Je sursaute. Se méfier à Oued Zem. Rêve de voiture sur pilotis.

    La ville joue des tours à sa façon. Les rues attendent bras ouverts. Invitation à se vautrer, il y a de la place, prenez vos aises, à pied, en voiture ou en carriole. On aurait pu  y croire, vue la largeur exagérée des avenues ou l'abus de contre-allées. Mais ce n'est qu'un luxe apparent. Ne pas s'y laisser prendre ; les étendues de part et d'autre sont de terre jaune et au centre les artères sont bombées de bitume éteint et d'ornières.

    Au loin, la médina sculpte l’horizon, elle me parle d'un temps de la réussite, du succès, de l'abondance qui coulait à corne que-veux-tu, des noces entre le pouvoir et le peuple, entre le travail et la sueur, entre l'argent et les nantis. Mais qui a connu l'âge d'or ?

    Partout, il n’y a que chaleur sèche et ciel d'ocre, qui s'étend sur terre. Le soleil ne pointe pas, il fait masse. Il est la voûte de la cité, tellement lourd, que l'œil devient borgne à huit mètres du sol. Abdication de l'espoir d'horizon. Lotfi baisse la tête. "La honte cette ville".

    Soir de cafard pour Oued Zem, un long crépuscule. La ride de Lotfi, celle qui scinde sa joue, se burine un peu plus. "Quelle ville, mais quelle ville, j’avais oublié, tout est à l’abandon".

    On s'étendrait sur le sol et on attendrait la mort. Une ville condamnée. Oued Zem est une ville-fantôme.

    On s'étend sur le sol et on attend. Il ne se passe rien, mais on entend pourtant. C'est d'abord un chuintement, discret, lointain, un bruissement fait de sons inconnus. Et puis, vite, il faut bouger, se protéger. L'ajej est là, l'ajej intraduisible. Lotfi philosophe. "L’ajej, c’est un concept".

    Je comprends que c'est un vent, une bourrasque soudaine, une tornade d'à peine un mètre de haut, et que le souffle est chargé de poussière chaude, de sable et de détritus. Qu'en spirale sur lui-même, il gicle en piquant, il choisit les yeux, les jambes, les fenêtres des voitures, les passages entre les toiles tendues des échoppes au marché. L'ajej annonce le mouvement et la mort à la fois.

    Il rend Oued Zem encore plus immobile. Comme le souffle d'un ventilateur ne meut que quelques voiles ou papiers, l'ajej ne réveille que l'insipide et l'anecdotique. Il ne sait pas vivifier, il est la mouche du coche, qui échoue lamentablement. L'ajej ? Un soubresaut.

    Et agités par l'ajej, des mikas, des sacs de plastique marron, des nuées de sacs de plastique marron, qui s'écrasent aux troncs des arbres, aux flancs des maisons, aux pattes de quelque haridelle ou chèvre paissant dans la sécheresse des terrains vagues. Ils volètent tels des merles moqueurs, puis se figent en s'étalant, et plus tard reprennent leur vol planant. L'éternité des murs et la dérision du plastique. Le souffle du futile n'entamant pas le néant du solide. Vague crainte de sacs sales se plaquant sur moi.

    Je prononce le mot Ajej, comme on butine des fleurs des champs qu’on emporte dans sa jupe. Mon premier mot de Oued Zem. Et les yeux de Khadija s'allument, Khadija ?, c'est la sœur de Lotfi, qui nous attend devant la maison, je dis Ajej en la regardant, et avec Khadija, nous vivons notre premier échange, un sauve-qui-peut qui promet, un mot à partager, parce que nous n’avons pas de langue en commun. Juste Ajej en guise de bonjour.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     


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