• Robert Gober

     

     

     


    Je marche dans les rues d'Ivry. Après la poste, je tourne à gauche, là où débute le chemin des crêtes, ce sentier secret au milieu des arbres, qui fait presque le tour de la ville, et que les automobilistes en bas dans la vallée ne croisent jamais. J'arrive à côté du Boudha, la sculpture qui fait cascade sur les trois palliers de jardins suspendus, je la contourne et commence à grimper le long de la falaise, celle qui surplombe en à-pic le terrain de basket. La vue est belle, je m'arrête pour regarder en contrebas et avise un rappeur, désoeuvré, visière à l'arrière de la tête, qui fait quelques paniers, seul devant son panneau.   

    Un goût inextinguible de basket m'envahit, me revient en mémoire l'odeur du cuir chaud mêlée de sueur,  petite madeleine de Proust, trempée dans le thé de mon enfance, quand je méandrais sur le terrain, dribblais avec succès et m'élançais pour des trois-pas, bras roulé et tir au but, sûrs de leur coup. J'amorce une descente, je m'approche, je franchis les lignes du terrain, je suis à quelques mètres. J'observe qu'il m'observe. On s'attend. Qui parlera le premier ? Vais-je oser lui demander ? Il a quinze ans. Honneur aux anciens, je commence. Est-ce que Vous m'autorisez à faire quelques paniers avec Vous.    

    J'avoue que j'ai fait exprès, le Vous, pour marquer le coup de mon profond respect, et que grâce à mes salutations distinguées, les plus sincères, et mes remerciements les plus vifs, il saura m'agréer, agréer mon grand âge à ses côtés, acceptant mes circonvolutions pour mieux regarder mon évolution basketistique.

     

    Lui hésitant d'abord, regard d'étonnement, naïveté vite réprimée, coup d'oeil sur mes guiboles, grand seigneur, y a personne autour, risque rien, plus grand que moi, pourrais être sa mère, enfin pourquoi pas. Il fait un microscopique signe. Affirmatif.   

    Je la joue subtil, pleine d'humilité, merci, je prends le ballon qu' il veut bien m'accorder, je tape au sol, je retrouve la rondeur de la poussée sous ma main, la matité du ballon, sa jouissante obésité, c'est toujours trop gros un ballon de basket, ça fait masse, ça s'impose, ça dérange et ça contente, tout à la fois. Je le lui renvoie très vite, des fois qu'il attendrait, un seigneur n'attend pas. Il le reprend, met un panier, je récupère sous les filets, pas à chaque fois, pour qu'il ait l'avantage de celui qui tire plus souvent, qui joue davantage. 

     

    Voilà, cette fois, c'est mon tour, je vise, mets quelques paniers, moue de surprise de l'autre, vite guettée, mais je tourne la tête, pas vu, pas pris, puis je dribble, fais mon fameux Trois-Pas qui marche à tous les coups, regard incrédule. Il commence à penser qu'il est tombé sur une ancienne internationale,  mais en fait je n'étais que sélectionnée régionale. Je le glisse dans la conversation. Bon ça fait son petit effet. Et puis rien à craindre, je ne suis pas une entraîneuse de la NBA.


    On croirait presque qu'on est copains. Il joue. Il me regarde. Me passe la balle en regardant à droite et à gauche façon j'l'ai pas fait, mais il le fait. Je solidifie mes réceptions, retrouve mon pied-pivot, je devine à nouveau à quelle hauteur sauter pour atteindre les filets. Je demande où il a acheté le ballon. On parle. Lui a cet accent d'aucun pays, celui de la banlieue, qu'on retrouve chez les jeunes bourgeois du XVème qui se pâment devant leurs héros du neuf-trois.

    Puis tout à coup, je sens une réticence. Intuition qu'il est en train de se faire avoir, que je suis une détourneuse d'adolescents en chasse, il reprend la balle et se la garde deux ou trois tours. Non mais, qui mène le match ici ? Et le ballon, à qui il est ? Je penche la tête de côté, baisse le regard, me fais femelle dominée, façon gorille dans la brume. Il se rassure, me passe la balle. On n'est pas passé loin. Cette improbable partie repart de plus belle.

    Je suis parvenue à mes fins, nous commençons à nous prendre au sérieux, nous comptons les points, il mène 12-8, mais j'ai gagné sa confiance, il sourit même, il y prend du plaisir à jouer avec la femme, oui, on a réussi, nous performons ensemble, sans avoir échangé un seul mot, nous constituons la dream team , le one to one, moi versus toi, un ballon, un panier, nous y sommes, enfin.


    Nous y étions, quand trois casquettes apparaissent au loin. Patatras, je sais que mes dernières secondes sont comptées. Il parle, pour la première fois, il ouvre la bouche. Il dit, je continue tout seul. En fait, il va continuer avec les casquettes. Je le sais, il le sait, il sait que je le sais, je sais qu'il sait que je sais. C'était fatal, ça devait finir comme ça. C'était la règle du jeu implicite, jamais parlée, mais sûre et certaine.


    Il ne sert à rien de lutter. Le clan d'abord. Je salue, façon japonaise, sayonara, trois fois dis merci, et m'en vais pleine du délicieux velouté de main que le ballon m'a fabriqué en quelques minutes. Le plaisir d'un panier, le délicieux bruit du ballon amorti, le blocage avant le jet de ballon en suspension, le corps n'oublie pas, les chemins synaptiques non plus.  

    Je pars bien décidée à réitérer l'événement. Je rejouerai au basket, source de jouvence. L'après-midi, je me rends à Paris, je passe par inadvertance consentante devant un Décago, je me rends au rayon basket et j'achète un ballon, taille sept, pas en cuir, pas homologué, ils n'en font pas, mais c'est un ballon. Jeunesse retrouvée, je fais résonner la maison du bruit mat d'un rebond sur le sol, ce qui énerve les proches qui ne dribblent pas.    

    Le lendemain matin, les clans dorment à cette heure-là, je reviens. Personne sur le terrain. En douce, en cachette, je prends mon petit déjeuner de madeleines, tout plein, un délice. En coin, sur le chemin des dames, j'aperçois un chinois qui lit un livre en tournant autour du Bouddha-Niagara, je sais qu'il ne lit plus, il m'a repérée. Il marche, insensiblement descend le sentier qui longe le terrain, arrive sur le bitume et s'approche de moi. Est-ce que je peux faire quelques passes ?

    Je fais un demi-sourire, sans parler. Démarre le jeu de la partie à deux, celui qui ouvre des perspectives inouïes de rencontres improbables. A mon tour, je minaude, je regarde les guiboles, la petite taille du monsieur et d'un air supérieur, agrée l'intrus. Il me remercie humblement. Puis nous jouons l'éternel duo basketteur, je mets un panier, tu dribbles, tu en mets un, je reprends en suspension et je rejoue à mon tour. Délice. Il me dit qu'il est un universitaire chinois et qu'il s'entraîne avec ses étudiants à Pékin. Mais depuis son arrivée en France, il n'en a pas eu l'occasion. Il est professeur de français. C'est sûr, pas de basket. Car, à part quelques effets de style, il est moyen. Mais qui bouderait son plaisir ? Nous jouons une vingtaine de minutes. Puis tel un deus ex machina, la sirène de midi retentit, celle du premier mercredi du mois. Je regarde ma montre et arrête la partie à mon tour, celui qui a le ballon a le pouvoir. Je le quitte en souriant. Et rentre à la maison.

    Je ne suis pas allée voir le lendemain si le Chinois était venu avec son ballon jouer au duo basketteur avec un nouveau quidam. La chaîne ininterrompue des « est-ce que je peux jouer avec vous ? » se poursuivra sans moi.



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  • Cliché Anthropia

     

     

     

     

     

     

     

     


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