• Bouts de rien : un conte de Noël

    crédit photo anthropia # blog

     

    Je ne sais pas si ça vous fait ça, mais Noël pour moi a souvent cette saveur des contes et légendes que je lisais enfant, de ces récits plus ou moins d'horreur qui vous laissaient un étrange goût dans la bouche, celui d'une histoire pour rien, d'un petit coup de frayeur, du diable et de ses diablotins, et du dérisoire en fin de compte, comme si on y avait perdu du temps, pas complètement, on a forgé un imaginaire, on s'est donné les mots, du bon temps, mais ça ne tient pas plus que ça, c'était jadis.

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    Cette fois, c’est sûr c'est le cancer. Il le sait, il vient de consulter Doctissimo et il n'y a plus de doute, cette tache qu'il a remarqué ces derniers jours, c'est un mélanome, pas de lézard.

    Le téléphone sonne, c'est sa mère. Et il se retrouve à lui dire qu'il l'aime, à lui parler comme si c'était la dernière fois, et sa mère, l'enfonçant sans le savoir, lui raconte que C.,le voisin d'enfance, est mort, comme elle fait toujours, elle passe son temps à l’appeler pour lui annoncer les morts, elle l'a lu dans La Dépêche, elle a appelé sa fille pour se faire raconter, et voilà que le pauvre homme était à son jardin et sans s'en apercevoir avait marché sur le bout de sa bêche et le manche remonté comme un boomerang l'avait assommé, le faisant tomber sur une pierre au niveau de la nuque, la nuque ça ne pardonne pas, et que ça avait été instantané, mort d'avoir voulu préparer sa terre pour l'hiver, mort du quotidien en quelque sorte, combien de fois C. l'avait retourné son carré de jardin ouvrier, combien de fois il avait fait des blagues aux petites vieilles juste à côté, mais que cette fois la blague c'était lui, un épisode ironique, comme toujours avec ces histoires qu'on raconte des morts. Et il se demande comment sa mère parlera de lui quand.

    Mais il ne va pas se laisser faire, il décide de prendre le taureau par les cornes, appelle le médecin pour se faire recommander le meilleur dermatologue de la ville, il s'en trouve un qui fait des miracles, traitant le corps de façon globale, si son médecin le dit, qu'il a une approche holiste, c'est ça le mot qu’il utilise, et il lui va bien, parce que ce mélanome arrive juste après sa séparation d'avec M. et alors qu'il vient de perdre son job au Callcenter, et que ce n'est sûrement pas un hasard, on le dit qu'il vous tombe toujours une tuile quand on a des accidents de la vie, il paraît que deux c'est la limite pour que ça vous déclenche quelque chose, il l'a lu sur le Ca m'intéresse du mois dernier, tiens, rien que ça, il lit le truc juste et ça lui arrive, comme une prémonition, l'explication juste avant l'événement, c'est tout de même curieux, non.

    Il téléphone tout de suite pour un rendez-vous, il ne faut pas laisser traîner ces choses-là, son toubib le lui a dit, heureusement il s'y prend tôt, à peine trois jours qu'il a constaté l'apparition de cette petite surface d'à peine deux centimètres. L'inconvénient, c'est qu'elle se situe en plein milieu du visage, et que ça se voit comme le nez, enfin, c'est sous la pommette gauche, il a d'abord cru à un bouton de fièvre ou quelque chose comme ça, c'est la couleur qui l'a intrigué d'un beige d'abord et puis de plus en plus clair sur certaines parties, et ailleurs plus grand et plus sombre.

    Les dermatos à T. c'est long pour un rendez-vous, faut attendre quinze jours, sa sœur lui a dit qu'un délai pareil, très raisonnable, elle qui le dit, pour lui l'attente est un calvaire, et elle qui ne comprend rien, il lui raccroche en plein milieu de sa phrase, non mais, c'est qu'en deux semaines ça a eu le temps de s'agrandir, c'est à présent une flaque de cinq centimètres et elle fait comme un visage dans le visage, une petite lune ronde avec de chaque côté deux excroissances qui figurent des oreilles et sur le haut un drôle de truc, comme si quelqu'un s'était installé là et qui le regardait dans la glace le matin quand il se rase, sauf qu'à cet endroit il ne se rase pas, enfin il ne se prive pas d'étaler la mousse à raser jusqu'au milieu de la figure, façon de cacher pour un instant la face de carême qui se fout de lui, enfin c'est lui qui le voit comme ça, personne à la maison pour lui dire le contraire depuis qu'elle est partie, sa Cunégonde.

    Il se présente dix minutes avant l'heure du rendez-vous, il n'en peut plus, il a d'abord voulu prendre un café juste à côté au Sempiternel, mais l'idée qu'on va le regarder, il ne supporte pas, il a passé ces quinze jours terré chez lui, c'est la première fois qu'il ressort, et comme c'est l'été, pas moyen de planquer la tache sous une écharpe, il est tout nu là, si sa meuf avait encore été là, il lui aurait piqué son fond de teint, mais non, elle n'est plus là, il a bien essayé de l'appeler pour lui parler de son problème, elle n'a pas été méchante, juste indifférente, parlant de ce ton léger qu'il a toujours haï chez elle, sa manière de n'avoir aucun sentiment, ah c'est bête ce qui t'arrive, en ayant l'air de complètement s'en foutre et il a rentré ses jérémiades, pire que tout, être à l'article de la mort et personne à qui se plaindre.

    A présent il est dans la salle d’attente, remontant haut le magazine qu'il lit, c'est un vieux Numéro du Nouvel Obs, un papier sur les morts-vivants, les golems, il retourne au sommaire, non un truc comme ça c'est trop déprimant. A peine qu’il cherche autre chose à se mettre sous la dent que la secrétaire appelle son nom, il se lève et se dirige vers le bureau du docteur, heureusement c'est son bon profil et les gens qui attendent n'ont pas le temps de voir, dire qu'il y a des gens qui naissent avec une tache de vin comme ça en pleine face, bon pour lui ça ne fait que quinze jours.

    Le docteur n'est pas un tendre, il dit bonjour rapidement, lui demande de s'installer sur la table et avec sa loupe entreprend de constater les dégâts, il s'enquiert de l'antériorité de la chose, il ne semble pas autrement étonné ni inquiet. Un énorme soulagement, ça n'a l'air de rien, mais les trois premières minutes quand un médecin se montre décontracté et qu’on a l’impression que ce n’est pas trop grave. Sauf que les paroles du médecin sont une douche froide, nous allons attendre pour voir comment ça évolue. Quoi, pas de traitement, pas d'opération, rien à faire. Alors il insiste et l'expert se laisse convaincre, un scanner, pourquoi pas, mais il a l'air de faire ça pour lui faire plaisir.

    En sortant il décide d'aller s'acheter un flacon de fond de teint, il cherche au Monoprix le produit le moins cher, c'est pas pour la beauté, juste pour cacher, mais il faut tout de suite allonger trente euros et ça fait un jour d'alloc chômedu, ça lui coûte une semaine en cigarettes, d'ailleurs il se dit qu'il faut en profiter pour arrêter de fumer, il n'a plus de raison de fumer, va pas mourir de ça de toutes manières.

    En l'étalant le soir, il se dit qu'il a l'air d'une tarlouze avec cette couleur ou d'un de ces journalistes à la télé qu'a toujours l'air bronzé, en fait il finit par s'y habituer trouvant même que ça lui donne bonne mine, longtemps qu'il n'a pas été à la mer, comme quand enfant il y allait et qu'il revenait noiraud, beau gosse que les filles reluquaient. Mais dans la rue, ça n'est plus ça, sans doute sa dégaine un peu plouc, et son petit bidon qu'il récolte de trop de bières.

    En attendant, en se démaquillant le soir, il voit bien que ça ne s'arrange pas, y a à présent comme des yeux qui le fixent, et en la mesurant au double décimètre, la chose fait bien sept centimètres. Il frissonne. Comment ça sera ce truc avec les jours, est-ce que ça va remonter sur le nez, s'approcher des yeux, les contourner, aura-t-il comme un œil au beurre noir ? Va-t-elle s'élargir dans la largeur, montant sur le nez pour redescendre de l'autre côté, et on dirait que ça s’étend vers le bas, ça fait comme une pointe, ça s’installe, comme à la maison et lui qui ne sait que faire.

    Au bout d'un mois, il décide de rappeler le dermatologue pour lui dire que ça grossit de plus en plus, qu'on en est à présent à une tête plus un début de corps, une sorte de foetus qui lui descend jusqu'au-dessus du menton en biais, un peu à la façon de ces gros guillemets qu'ils mettent des fois dans les titres des journaux, juste à côté de la bouche, comme si un crochet qui dit, parle, mais parle, t'as kekchose à dire, mais lui ne sait pas qu'il a à dire, comment il saurait. Et c'est pas avec son job au Callcenter qu'il aura appris, là-bas on aligne les mots comme des robots, on a le texte dans un classeur, un miroir en face pour sourire, ça s'entend quand tu souris qu'il disait le boss, et lui de sourire, bonjours madame, je vous appelle pour, il faut en placer un maximum pour pas qu'elle ait l'idée de raccrocher, pis après quand ça marche, et ça marche pas souvent, on commence l'argumentaire, alors là oui des choses à dire il en avait, savait répondre à toutes les questions. Mais là dans la salle de bain, face au miroir, avec cette apostrophe sur la gueule, qu'est-ce qu'on attend donc qu'il dise.

    Et là sa gonzesse enfonce sa clef, qu'elle a gardée, dans la serrure, pensant peut-être qu'il est au boulot, en plein après-midi, et son air effaré à le voir, mais qu'est-ce que t'as ?, et lui qu'est-ce que tu fous ici, je suis venue chercher des fringues que j'avais oubliées, mais c'est quoi cette horreur. Il n'avait pas l'intention de sortir alors il n'avait pas mis son cache-misère, et être vu comme ça par elle, c'est la pire punition, elle le regarde à présent comme s'il était un monstre. Ben j'te l'avais dit, c'est un mélanome. Et tu comptes faire quoi murmure-t-elle dégoûtée. Il ne sait quoi répondre, dire qu'on attend dans ces cas-là, c'est la loose, on a l'air minable. Et pourtant c'est bien ça. Alors par provo, il lui dit qu'il se prépare pour le concours de Monstre de l'Année. Elle se détourne et part avec son baluchon sans demander son reste.

    C'est à ce moment-là qu'il décide d'aller chez le rebouteux, il en a marre de ce dermato de ses deux qui ne fout rien, le scanner n'a rien donné et il voit pas où il va avec lui.

    Et là le petit homme qui a pris sa loupe lui aussi scrute la tache, il entend sa respiration, il souffle de plus en plus fort, mais qu’est-ce qu’il a à souffler comme ça, et tout à coup un petit c’est pas Dieu possible, juste avant de lui dire, vous savez quoi, votre mélanome, c’est pas un mélanome, c’est un Père Noël.

     

    Un petit conte de Noël.

     

     

     

     

     

     

     



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