• Brève Histoire du Temps

    Bert Loeschner

    La Vitrine 2011

     

    Le temps, c'est la vie.

     

    Pourtant le temps n'a pas toujours existé,

    il fut un temps où le temps ne passait pas.

    L'époque où il n'y avait pas d'horloge.

    C'était le temps de la durés.

    En moi passaient les sensations de réveil,

    de faim, de plaisirs, de douleurs, de fin.

    J'étais ma propre pendule, à l'écoute de mon corps.

    Et je ne voyais pas le temps passer, il me passait dessus.

    Si je regardais dans le ciel,

    je voyais la course du soleil

    m'indiquer les fonctions du jour 

    et la lune pointer sa face blême

    pour m'annoncer la nuit.

    Je disais, rendez-vous à la seconde lune, ugh.

    J'étais Ruth endormie et Booz me contemplait.

     

    Quand vint l'horloge,

    vint le concept du temps.

    Quinze siècles pour l'inventer,

    une aventure humaine.

    Sept à huit ans pour le maîtriser

    quand on est enfant.

    Mais l'homme était encore dans la douceur angevine.

    Retrouvons-nous à midi sous l'horloge,

    et le temps passait à attendre, à quatre heures le goûter,

    de cinq à sept, la volupté, le dîner, le souper.

    C'était le temps où on avait le temps.

    Au moins le pense-t-on, aujourd'hui.

     

    Je quittai les champs pour m'installer en ville.

    M'installer ? 

    Au bureau de placement,

    on me trouva un petit taf,

    à l'usine d'à côté.

    A moins de se faufiler dans les vestiaires,

    après la sirène le retardataire était puni.

    Le contremaître retirait dix minutes du salaire hebdomadaire.

    Je le retiens sur ta paie.

    Sous la grande chronométreuse de l'atelier,

    les ouvriers ployaient sous le joug. 

    Le temps était extérieur, une contrainte,

    un assujettissement.

    On avait des primes de panier,

    quarante pièces en une heure,

    la même chose toute la journée.

    Quand vinrent les dimanches à la campagne,

    les patrons croyaient qu'on irait boire

    aux guinguettes de bord de Marne.

    Quand arrivèrent les congés d'une semaine,

    ils en étaient sûrs, on ne reviendrait plus,

    entre l'enfer de la plage et celui des hauts-fourneaux,

    on aurait tôt fait de choisir la dolce vita et le farniente.

     

    Mais tant va la cruche à l'eau et l'âne à son pieu,

    qu'à la fin, peu à peu, l'horaire de travail s'imprima dans ma tête.

    Je rouspétais quand mon amoureux était en retard,

    et je n'attendais plus que le réveil sonne pour me lever. 

    On n'avait plus besoin de contremaître,

    le petit chef, c'était soi,

    soi au garde-à-vous de soi.

     

    Puis le temps devint anglo-saxon, am, pm,

    sept rendez-vous par jour, toutes les heures.

    Vol annoncé, rupture de charge, fuseau horaire,

    le temps s'afficha numérique en accès séquentiel.

    J'appris à courir, à noter dans mon organizer,

    à faire sonner les heures pour ne pas oublier.

    Travaillez vite et bien, disait mon boss.

    J'étais une battante avec mon Palm-Pilot,

    nous ne risquions pas la crise,

    elle nous courait après, mais nous courrions plus vite.

     

    Alors, bizarrerie de l'histoire,

    mais c'était bien dans le sens du moindre travail,

    notre gouvernement dans son infinie sagesse

    nous fit passer de quarante sept heures à quarante heures,

    de quarante à trente-neuf,

    puis un jour arriva l'utopie,

    la semaine de quatre jours,

    les trente-cinq heures pour tous.

    En principe.

     

    Et là je ne sais plus.

    Je passe au temps présent.

    Je n'ai pas de vocabulaire

    pour dire ce temps intermédiaire.

    Ni week-end, ni jour de la semaine,

    ce temps qui n'en est pas,

    ce temps, où je vaque librement à mes occupations,

    me dit mon employeur,

    je ne sais pas le nommer.

    Il faut longtemps à la France pour trouver un mot.

    Ah, ça y est, j'y suis, c'est l'ARTT.

    Aménagement et Réduction du Temps de Travail.

    Et chacun y va de ses ARTT, elle est en ARTT,

    il prendra son ARTT hors de ses congés.

    Les ARTT regroupées, la demi-journée à la semaine,

    la journée quinzomadaire,

    les deux jours dans le mois ou bien au fortait,

    tout ça finit en RTT, c'est plus court.

    On va toujours à l'économie,

    c'est comme ça dans la langue.

     

    Sur l'année, cela fait mille six cent heures.

    Jamais on ne m'avait calculé à l'heure près le temps de mon servage,

    celui qui sert à mon breuvage,

    euh, à mon alimentation, à ma vie de famille,

    à l'entretien de ma maison.

     

    Le temps, c'est la vie,

    je donne mille six-cent heures par an

    et le reste du temps, je vis.

    Mais je vis aussi quand je travaille.

    Alors ces anglo-saxons,

    qui en connaissent un rayon en matière de temps,

    ont inventé l'agenda.

    AGENDA.

    Pas l'agenda papier,

    où on note les micro-liens de son esclavage ordinaire.

    Non, l'AGENDA, ce que j'ai à mon agenda,

    c'est ce qui prime pour moi,

    mes priorités professionnelles et personnelles.

    Ce sur quoi, j'apprends peu à peu à être psycho-rigide.

    L'AGENDA, c'est moi qui le fixe,

    ce que j'ai à mon AGENDA,

    j'oblige l'autre à en tenir compte.

    L'agenda est un objectif,

    un rendez-vous de soi à soi,

    un calendrier, un programme de vie.

    Qui fixe l'agenda maîtrise sa vie.

     

    Même les villes s'y sont mises à l'Agenda,

    on appelle ça, Agenda 21.

    Elles décident leurs priorités en développement durable,

    plus de sacs plastique dans les magasins,

    des parkings à l'orée des banlieues,

    des péages qui empêchent les pauvres de pénétrer,

    des bicyclettes et des tramways joyeux pour les touristes,

    des écoles à énergie positive,

    le chauffage thermo-phréatique

    et les radiateurs à trente degrés inventés par les Belges.

    Cet agenda-là s'impose à nos agendas personnels,

    mais c'est pour la bonne cause, pour la bonne vie en ville.

     

    Si je suis de la catégorie WPCP,

    c'est un nouveau CSP (catégorie socio-professionnelle)

    que je viens d'inventer, 

    si je suis WPCP donc,

    à savoir Working Poor, Chômeur et Précaire,

    je n'ai pas la bonne carte pour entrer dans ce monde.

    La bonne vie en ville, ce n'est pas pour moi.

    Dans mon cas, j'ai du temps, mais plus de vie.

    Ou plutôt je passe mon temps à gagner ma survie.

    La durée me fait la vie dure, le temps me marche dessus.

    On ne voit plus que mes pieds arpentant les salles des pas-perdus.

    Renvoyée au Moyen-âge du temps,

    ce qui compte désormais, le lieu où je me lève, 

    l'espoir que je vais manger, l'attente du 118 qui me dira où dormir,

    l'espoir d'une réponse à mon CV, le repas à un euro,

    les tickets de métro que l'assistante sociale

    au bout de deux heures voudra bien m'accorder,

    après que je l'ai suppliée, 

    parce que pour toucher le prix de sa mendicité,

    il faut y passer le temps nécessaire.

     

    Time is money.

    Car derrière le temps

    se glisse subrepticement un autre concept plus ancien,

    l'argent,

    si peu un concept,

    Des pièces, du papier,

    une carte en plastique et un code informatique.

     

    Mais pour l'argent,

    c'est une autre histoire que je vous conterai un autre jour.

     

     



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