• Casse-auto # 1 - 1 à 10

     

    Bill Wrasdrow

    Car door armchair and incident 1981

    Crédit photo anthropia # blog

     


     

     

     

     

                                                                                                                                                  I

                                                                                                                         La première fois qu’on se souvient


     

     

    De l’incipit enterré par nécessité | 

     

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    Au commencement.

     

     

     

     

     

     

    De la tenue d’un colloque international à Port-Bourgenay (Vendée) et de ses conséquences dans l’affaire qui nous occupe | 

     

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    Reçu ce jour (noter la date) Mme M. (à classer en expertise psychiatrique EP-12 à la lettre M).

    Mme M. évoque un épisode de décompensation qui lui est arrivé en (interruption) 1980. Elle est jeune étudiante au moment des faits. Elle remonte une rue en se dirigeant vers le domicile de ses amis, qui vivent un peu plus haut dans le même quartier. Au moment où elle arrive devant leur immeuble et où elle pousse la porte, elle entend un crissement de pneus, elle se retourne et aperçoit la tête d’une petite fille sous la roue d’une auto. Elle se met alors à crier, redescend la rue en courant, elle évoque un épisode de (interruption) malaise vagal, qui la fait tituber ; elle ajoute qu’en s’appuyant contre les murs des maisons, elle s’est écorché les bras. Arrivée à son appartement, elle s’effondre au sol, et reste ainsi prostrée, jusqu’à l’arrivée d’un de ses amis qui a vu la scène et l’a suivie pour lui venir en aide. Elle prétend ensuite ne s’être souvenue de cet événement qu’à l’occasion du présent travail d’anamnèse. Replacée dans le contexte névrotique de la scène, la réaction hypertrophiée n’est pas liée à l’événement, dans lequel le sujet n’est pas affectivement engagé, la scène constitue, selon Mme M., (interruption) le complément d’une autre scène dont elle aurait été partiellement témoin ; les images réalistes de l’événement relaté (noter ici événement N°2 pour les besoins de compte-rendu) reconstitueraient des éléments manquants d’un premier événement (non abordé ce jour).

    En référence, nous pouvons citer un article, intitulé (interruption) « Trauma, Memory, and Catharsis », sous-titre « Anthropological Observations on a Folk-Psychological Construct », de Michael G. Kenny (Simon Fraser University of Burnaby, BC V5A 186, Canada), publié in Recollections of Trauma – Scientific evidence and Clinical Practice, édité par J. Don Read an D. Stephen Lindsay – NATO ASI Series – in Series A : Life Sciences Vol. 291, chez Plenum Press, New York and London, en collaboration avec NATO Scientific Affairs Division, et rédigé à l’occasion d’un poster communiqué lors d’un colloque international sur la remémoration de souvenirs cachés, qui s’est tenu en 1997 à Port-Bourgenay (Vendée),  démontrant que c’est au second événement que le traumatisme du premier se réactive. Envisageons le diagnostic de symptôme de stress post-traumatique.

     

     

     

     

     

     

    Tentative par l’artiste de décrire les carcasses en détresse, à défaut de se souvenir |

     

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    Oui, je l’ai reconnue quand sa voiture a stoppé en plein milieu de la route, mais je n’voulais pas la mettre dans l’embarras ; vous comprenez, j’travaille au Musée, et elle, elle vient pour préparer son expo, alors j’allais pas témoigner, en plus, ça m’aurait fait des ennuis au boulot. Ce qu’elle fait ? Nous, au Musée, on fait des papiers peints, on restaure les anciens, on en crée des nouveaux avec des artistes. Oui, à la manufacture, pas loin de la mairie, vous voyez ? Des beaux papiers peints du dix-neuvième siècle, vous savez qu’on voyait dans les salons bourgeois,  de beaux panoramiques sur la vie aux colonies. C’est beau, tout coloré, y a des bateaux, des demoiselles en crinoline avec des ombrelles, et pis des esclaves qui portent les malles. Oui, j’y travaille, je suis agent technique.

    Ce qu’elle fait ? C’est particulier. Au début, elle a dit qu’elle voulait faire des panneaux pour chambre de garçon, on a cru qu’elle voulait du Disney, des dessins animés, mais pas du tout, ma responsable a été assez étonnée, figurez-vous qu’elle lui a montré des photos d’un artiste américain, je crois qu’il s’appelle Gober, oui, Robert Gober, qui a fait des papiers peints un peu comme dans une chambre d’enfant, bleu pâle et tout ça, mais quand elle y a regardé de plus près, c’était des arbres avec des pendus, on voit des gens du Ku-Klux-Klan avec leurs bonnets blancs sur la tête, en train de pendre des noirs aux arbres. C’est particulier, mettre des pendus dans une chambre d’enfant. Ben, elle, c’est un peu pareil. Elle veut mettre des autos sur le papier peint, des autos, mais toutes cabossées, comme dans une casse-auto. Elle nous a montré ses dessins, presque des copies des schémas de Léonard de Vinci, elle a fait des plans de pièces détachées, vous savez comme on faisait en dessin industriel, des plans de coupe, elle dessine au Rothring, moi j’en ai fait au collège, et donc, sur les murs, on verra des planches techniques quoi, mais avec des ailes de voiture cabossées, des essieux avant accidentés, je crois qu’elle a aussi mis des arbres à came tout rayés, des courroies déchirées, et même des équipements hydrauliques tordus. C’est spécial. On s’demande où elle va chercher tout ça.

     

     

     

     

    Entre Terre et Ciel, ça hésite, Jeu de Marelle : rouge |

     

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    Un. Deux. Trois. Dans le couloir froid.

    Quatre. Cinq. Six. Tout près de la grille.

    Sept. Huit. Neuf. Au portail tout neuf.

    Dix. Onze. Douze. Elle sera toute rouge.

    Rejoindre la grille, hésiter, faut-il filer tout droit vers la route, le grand ciel ?

    Au moment de franchir le seuil, bifurquer à gauche pour contourner la maison et recommencer le tour sur un pied. Combien de fois refaire à l’envers ce circuit autour de la maison ? Continuer jusqu’à être à bout de souffle et arrivée dans la cuisine se précipiter vers le robinet pour remplir le verre et boire des trillions de verres d’eau. Pour étouffer la voix.

     

     

     

     

     

    De la création de la cellule REAGIR, un peu trop tard pour ce qui nous concerne | 

     

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    A cette époque, les rapports d’accidents étaient assez sommaires, on ne dessinait pas le corps à la craie sur le sol, on relevait à peine la longueur des traces de freinage, tout juste si on entourait les traces d’un cercle de craie.

    C’est seulement en mille neuf-cent-quatre-vingt-trois qu’ils ont mis en place le Programme REAGIR. J’ai rencontré par un hasard professionnel le délégué interministériel au ministère de l’Equipement, qui a inventé le sigle, REAGIR. Ça signifie « Réagir par des Enquêtes sur les Accidents graves et des Initiatives pour y Remédier ».

    Les principes sont les suivants : à la suite d’un accident, le Préfet désigne une commission d’enquête comprenant la gendarmerie, la direction départementale de l’Equipement, le SAMU ou les pompiers et la sécurité routière. La commission analyse les faits et met en place des dispositifs de sécurité, pour que ça n’arrive plus.

    En l’écoutant parler, je me suis dit qu’ils auraient dû s’en occuper quelques années plus tôt. Parce qu’en mille neuf-cent-soixante-six, ils n’avaient pas encore analysé les risques de la route en face de chez les grands-parents de ma filleule : pas de panneau de limitation de vitesse au début de la rue, pas de feu à l’intersection, pas de passage piétons. A peine une esquisse de trottoir. Elle ne s’en souvient pas, mais le portail du jardin donnait sur un chemin de terre, au même niveau que la chaussée. En termes de sécurité, ça ne valait pas grand-chose.

     

     

     


    Cinq ou six énigmes à déchiffrer ou du tort de n'être qu'un témoin auditif |

     

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    Ma tête entre les barreaux de la grille d’entrée, les traces sur la route les longues traces grises pour les pneus sur le bitume et puis plus loin la tache noire, presque ronde, et des toutes petites, juste à côté. Les taches, pour quoi ?

    Les marques au sol, c’est sa trace, c'est tout ce que je devine.

     

     

     

     

     

    Il faut bien y aller vers le Grand ciel |

     

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    Tu n’y arriveras pas à faire tourner en derviche-tourneur ce grand récit jusqu’à son bout. Il donne le tournis, il explose comme cette carcasse sur son mur, il n’est de toi que la partie éclatée de tous ces narrateurs qui te traversent, te trouant le corps, la voix, l’intime, ces voix d’enfance, ces de passage, ces oubliés, mais là n'est pas la narratrice, pas la ehadeuse.

    Adonaï ehad, faire la prière de l’unité, le matin et le soir.

    Je veux l’unifié, l’unique, la réconciliation dans un lent processus, passer par-dessus, moi narratrice.

    Ce serait la montée sous le choc, l’irrésistible montée d’un corps à dix mètres de haut, et dans cet instant du premier impact, celui que je n’ai pas vu, pas plus que le second, dans cette longue, quoi seconde ?, peut-être deux, insérer le récit, ce que ça t’a fait à toi, ce qui t’a fait toi, ce qui s’est passé pour toi, et pour les autres, vu de près, zoom sur les plaies, faire passer le temps du récit dans cette seconde.

    Et puis la technique, parce que ça passe par tous les pores de cette famille, il faut du défaut, disait Stiegler en face de Derrida, de Debray, et j’oubliais de Serres, lors de cette soutenance de thèse où tu as compris que c’était ta question -dans cette famille qui avait vécu deux générations à l’ombre non d’un château-fort mais d’une usine, et qui en a payé le prix fort. La méthodologie jaune, celle de la technique qui ne pense pas, et l’odeur d’huile blanche mystérieuse de la fraiseuse, souvenir de cet atelier où tu t’étais perdue cinq mois durant pour économiser et pour écrire ton mémoire, et qui en fait était l’atelier où ta grand-mère, celle à qui tu ressemblais mais que tu n’avais pas connue, morte, bien avant ta naissance, jeune, plus jeune que ton âge, la preuve est écrite sur la tombe, -la fraise que tu gardes, celle à laquelle il manque deux dents, celle qui a servi à produire ces pièces de mandrin de perceuse électrique, Peugeot, bien sûr, la peuge toujours, en est la trace-, cet atelier, peut-être à Audincourt, juste à la frontière de Seloncourt, où les vieilles ouvrières à la pause te disaient, mais qu’est-ce que tu fous là ? –j’arrivais de Paris, même les Etudes descendaient pour voir la bête curieuse-, comme une voix de ma grand-mère, qui y avait travaillé à vingt ans avant d’épouser le grand Ordonnateur, j’y allais comme Œdipe après, en aveugle, sans savoir que je n’y mettais là que mes pas dans ses pas, alors, oui, la technique, je la dois à ce récit, un peu chaque fois, allégée, abordée en son cœur, à chaque ligne.

    C'est-à-dire la montée puis la chute du corps, de la famille, dans cet interstice, et le secret secret, jusqu’à la fin, la grande danse, celle de l’Histoire, la petite danse, celle de notre famille, et le tournis, le grand moment. Le corps de ma sœur.

     

     

     

     

     

    Bourgeois jeudis d'infante bien propre, si la musique est bonne |

     

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    Je vais une fois par semaine chez Mlle Masson, moustache drue, visage ingrat, mais yeux noisette, un air bon enfant, quelque chose de l’écureuil en elle. L’imaginer là-haut, porte ouverte qui m’attend, je cours dans l’escalier, marges de bois cirées, large gire, épais tapis, l’odeur de cire, une prémisse de musique, une promesse de joie. Aliette dit que  pour dire mother, on dit Ma, alors Mademoiselle devient Ma Son, ma mère en piano. Ma Son m’apprend à identifier et à faire miennes les notes de la portée, celles qui se marient, celles qui dissonent, qu'on laisse filer jusqu'au bord du supportable, jusqu'à ce qu'un rétablissement remette l'accord en ordre.

    Avec Mlle Masson, je découvre l’accord parfait, puis le dièse, le bémol, les clefs de sol et de fa. Pas davantage, je ne suis qu’en première année. Parfois, je l’aurais volontiers entraînée dans un mineur alangui, qui ne se serait pas rétabli. Mais elle a le sens du joyeux, Ma Son, la tristesse, elle ne l'envisage que quelques minutes, ne supportant que mal ces bords d'abîmes, dont on ne sait si on reviendra entier. Elle ne me laisse jamais faire, somme si elle sentait en moi un fonds de mélancolie. Le mode majeur est entre nous comme un pacte de bonne santé, un retour à la réalité qui ne souffre pas le doute.

    Avec elle, j’apprends à jouer à quatre mains. Dans ma famille, j’ignore ce qu’« ensemble » veut dire, mais avec la musique, sur ce piano quart-de-queue que nous caressons de bonne humeur, dans l'entente tranquille d'un professeur et de son élève, nous prenons la clef de sol comme on prend la clef des champs, allons jusqu’à la coda, et ainsi de suite jusqu'à la fin. Certitude de l'ouvrage bien faite. Pas d'ambition folle du génie. Non, juste la tranquille harmonie.

    Bourgeois jeudis d'infante bien propre, bienveillance de la vie dans ces quelques après-midi. La fébrilité active des mères offre parfois et, sans doute par inadvertance, quelques instants de répit. J’y puise de l’espoir. J’aime l’instrument, ce n’est pas un devoir de répéter sur mon piano droit un morceau pendant des heures, d’entraîner mes doigts à faire le petit pont, de délier mes épaules pour gagner en souplesse. Même si dans ce milieu de province, les filles sont élevées à la broderie et au piano comme on nourrit les poules au grain, j’y glane des moments heureux.

     

     

     

     

     

     

    Couturière |

     

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    J'ai fait aujourd'hui travail de couturière : faufilé avec le gros fil rose à bâti un premier montage. Je sais déjà que je reviendrai dessus, les épaules tombent mal, la poche extérieure n'est pas bien orientée, et puis j’en suis aux premières pièces du puzzle, pas encore de col, ne parlons pas de l'empiècement.

    Je vais retourner au montage initial, le multivox, poursuivre avec ces voix, non je n'en entends pas, enfin si je les entends.

     

     

     

     

    Versatilité des conduites automatiques dans les faubourgs des petites villes|

     

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    Mme M., seule conductrice à bord du véhicule immatriculé 721 BJ 60, quittait la ville, roulant dans les faubourgs, quand l'incident s’est produit.

    Le véhicule était arrivé au niveau des établissements Jardiflor, à côté des bureaux de la DDE, au 12, rue Donzerre, quand son moteur a calé. Le véhicule à ce moment-là était situé dans le sens longitudinal de l'axe principal.

    La conductrice se serait mise à accélérer puis à freiner, puis à accélérer à nouveau sans raison apparente. Ça ne semble pas avoir été une erreur d’embrayage, la voiture louée était une conduite automatique. La voiture aurait avancé par cahots, de plus en plus courts, puis la conductrice aurait appuyé de manière intempestive sur la pédale de frein, c’est à ce moment-là que son corps aurait heurté le volant. On ne sait pas ce qui a empêché sa tête de traverser le pare-brise. On suppose que le véhicule roulait à faible vitesse, étant proche du centre-ville.

    La conductrice se serait alors effondrée contre le volant, le véhicule stoppé au milieu de la chaussée. Il semble qu’elle se soit mise à pleurer. La victime ne se souvient pas des causes de ces pleurs.

    Après avoir repris ses esprits, Mme M. a jeté un coup d’œil derrière elle pour voir la route. En relevant la tête elle a aperçu un piéton sur le trottoir. Le piéton n’a pas souhaité être interrogé. Elle a alors redémarré pour garer la voiture un peu plus loin, sur le bas-côté.

    L’automobiliste déclare ne pas comprendre cette crise de larmes survenue après un arrêt à l’Hôpital Pasteur, qui se situe à environ un kilomètre de la rue Donzerre. Mme M. dit avoir ressenti le besoin de se diriger vers le bâtiment. Elle dit qu’elle n’avait pourtant pas de motif important de s’y rendre, n’ayant pas de parent ou de proche y séjournant. Elle indique par ailleurs qu’elle est venue dans la ville pour affaires, que c’est son troisième ou quatrième séjour, qu’elle vient en général pour une journée ou deux tous les deux mois.

    Elle précise qu’elle a eu l’impression de reconnaître le nom de l’hôpital et suppose qu’elle y était déjà allée enfant. Elle pense qu’elle a reconnu le parking, sa très grande taille l’avait frappée –ce qui est vérifié- et qu’elle a eu le sentiment d’un « déjà vu ». Cette sensation semble s’être confirmée lors de sa visite des lieux, à la chapelle notamment, dont elle a identifié les murs de béton et son vitrail des Frères Ott, Jésus au chevet de la fille de Jaïre, qu’elle s’est rappelé selon ses dires au moment même où elle l’a vu. Elle se souvient également être passée devant un des accès aux étages du pavillon du fond, mais sans pouvoir indiquer si c’était la porte de gauche ou celle de droite qu’elle empruntait à l’époque de sa fréquentation des lieux.

    A plusieurs reprises, elle indique ne plus se rappeler les raisons qui l’ont amenée là lorsqu’elle était enfant. Pourtant, à différentes questions sur son enfance, nous constatons qu’elle ne semble pas souffrir d’amnésie. Une expertise psychiatrique a été demandée. Mme M. précise que le portier de l’hôpital, à qui elle a demandé si un service de traumatisés crâniens avait existé dans les années soixante-dix, lui a confirmé que le service à l’époque était dirigé par le Professeur X. Après vérification, ce service a été supprimé par une réforme interne en mille-neuf-cent-quatre-vingt.

     

     

     



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