• Casse-auto # 1 - 11 à 16

    Lever de soleil sur l'autoroute

    Crédit photo anthropia # blog

     

     

     

     

     

    Vue d'en haut, vu de loin, et petits accessoires |

     

    11

    Audition ce jour de Mme Ida Von B., grand-mère de Mme M., sur convocation suite à l’incident de la rue Donzerre. Nous avons procédé à l’enregistrement de son témoignage.

    "Après l’accident, ma fille est montée avec sa fille dans l’ambulance, o, ils l’ont transportée à la clinique à Montbéliard, oui, ma petite-fille est restée chez nous, oui, presqu’une semaine. Où elle était le jour de l’accident ? En remontant on l’a trouvée debout, derrière la porte de la cuisine, elle bougeait pas, elle y est restée peut-être une heure ou deux, le temps que l’ambulance arrive, o, on n’avait pas le téléphone à cette époque, on a dû aller chez nos voisins, les R., pour prévenir ; l’ambulance a mis beaucoup de temps à arriver, la gendarmerie aussi, ils ont fait le constat, o, ça faisait un tel raffut, tout le voisinage était là, Mme R., les F., jusqu’au bout de la rue, ils sont tous venus, Monsieur le Maire aussi est venu, nous a dit un p’tit mot, o quel malheur, o, après, nous étions tellement préoccupés, on n’a pas vraiment fait attention à elle, vous savez, les voisins passaient, la famille est venue aussi, c’était un défilé, il fallait leur dire ce qui s’était passé, o, oui, après, oh je voyais bien que quelque chose n’allait pas, elle courait dans le jardin, elle sautait à cloche-pied, oui, tous ces jours-là, elle sautait à cloche-pied, mon mari, ça l’avait étonné, mais qu’est-ce qu’elle a cette gamine à sauter sur un pied, pour l’occuper je l’envoyais au poulailler, elle allait chercher les cocos, on n’avait même pas le temps de les manger, o, c’est un grand malheur qui nous est arrivé, o, sa sœur, à peine trois ans, une si jolie petite fille, vous savez, la voir comme ça, sa p’tite tête, o, mon dieu, et dire que c’est arrivé chez nous, je ne sais pas qui a laissé la porte ouverte, elle s’est échappée, ma fille revenait d’A., oui, de la leçon de piano de ma petite-fille, elle est revenue avec les filles, elles ont poussé le portail, les filles ?, oui, sa cousine, Aliette, elle arrivait de S. en Californie, oui pour un an, je les ai tous eus les petits, un an, chacun son tour, que mon autre fille m’envoyait pour apprendre la langue, oui, mon gendre était allé la chercher à l’aéroport de F. la veille, ça a été un choc pour elle aussi, o. La petite s’est sauvée, on ne l’a pas vue passer, le temps que ma fille aille chercher ses vêtements dans la chambre, qu’elle vienne à la cuisine, j’avais des légumes à lui donner, on a parlé p’têt’ deux minutes, pas longtemps, on l’a pas vue se sauver, elle a dû passer par derrière, c’est si vite arrivé, et la voiture roulait trop vite, je l’ai dit ça à la gendarmerie quand ils m’ont interrogée, y avait pas de panneau, alors les voitures allaient toujours trop vite dans not’ rue, oui, maintenant y a un feu, à l’angle, en face de la fromagerie D., mais avant y en avait pas. Oui, c’est seulement au bout d’une semaine qu’ils l’ont emmenée à Colmar, en rapport avec le coma, o, combien de temps ils ont fait le trajet, trois mois, ma fille et mon gendre y allaient chaque soir, soixante kilomètres, ça fait une trotte, c’est qu’c’est pas la porte d’à côté, Colmar, au début ils y allaient seuls, après, le dimanche, ils ont emmené les enfants, mes deux petits-fils aussi, le petit Phil et JP. Oui, ils allaient à l’Hôpital Pasteur au service des traumatisés crâniens, ah, c’est après la visite de l’hôpital que c’est arrivé, ah, j’comprends mieux maintenant, ça m'étonnait, parce qu’elle n’est pas comme ça, c’est une bonne petite, Maïne, oui, elle fait des expositions, elle m’a invitée, mais, non, je n’y suis jamais allée, oh, c’est pas pour nous, hein.»

     

     

     

     

     

    O comme un soupir arrêté au bord du souffle, l’onomatopée interrompue |

     

    12

    Je les entends ses petits o, sans h, sans le souffle, juste posés, le soupir retenu de saisissement, une voyelle suspendue, qui s’abstient de respirer.

    Mais ils apparaissent aussi comme la voyelle qui coince, d’une vieille machine à écrire d'un agent administratif, quand les tiges lui échappent, que les lettres se bloquent de ne pas vouloir taper ce rapport.

    J’ai remonté la scène du piano et vais descendre à la place celle de la vaisselle, pour la musique, c'est plus chronologique.

    Ce serait un audit des voix d'enfance, capter les microbulles de sons et de sens, qui donnent vie au récit. Une crainte toutefois sur son avancée, à petits pas.

     

     

     

    Des conversations de framboises et des collines respirantes, nager |

     

    13

     N. Bourriau, curateur et essayiste

    Je pense que chez elle l'œuvre de Jean Messagier a beaucoup compté, un tableau qu’elle avait vu enfant à la maison d’art de la ville de S. où elle habitait.  Printemps en Franche-Comté de mémoire, sa période où il peignait de vastes étendues indéterminées, le plus souvent monochromes, dans ce tableau, il avait appliqué deux taches bleues et vertes, d’un bleu et d’un vert très crus, une œuvre vibrante, où se lit l'attachement que ce peintre portait à la nature, à l'air et à la lumière. Il disait « moi, je ne trouve pas, je cherche » en réponse à Picasso, son fameux « je ne cherche pas, je trouve ». Un artiste qui a compté, qui a travaillé avec Alechinsky, avec qui il a réalisé une toile à quatre mains, on l’a reconnu au moment de son exposition au Grand Palais Des conversations de framboises et des collines respirantes. On le considérait aussi comme un innovateur en matière d’écologie. Sur sa tombe, il a demandé à faire graver « Ci-git Jean Messagier, Docteur ès printemps ».

    Elle dit que le tableau lui a ouvert les yeux, que la forme abstraite de l’œuvre reliée à un titre plutôt réaliste l’a interloquée, adolescente, qu’elle n’a jamais oublié cette première sensation, comme un acte fondateur de sa vocation d’artiste. Ça avait été son Amérique à elle, à la manière de Duchamp, quand il avait dit craindre l’influence de la racine sur lui, qu’il voulait s’en débarrasser et que, durant sa période américaine, il avait pu vivre cette absence de racines, parce qu’il était né en Europe. Elle répétait souvent cette phrase « j’étais là dans un bain agréable puisque je pouvais nager tranquillement, tandis qu’on ne peut pas nager tranquillement quand il y a trop de racines ».

    Oui, ça explique le début de son travail, elle proposait des itinérances dans la ville, désorientant les spectateurs, je me souviens d’un parcours qu’elle avait appelé « Confluences » à Ivry, ça commençait par une vision de la ville, telle qu’on pouvait la voir depuis sa voiture, puis elle nous emmenait par des ruelles nous faire voir les impasses, les voies perdues, elle nous emmenait contempler les zones blanches de la ville, ce qu’on appelle les délaissés, des sortes de friches, sur lesquelles elle s’arrêtait en expliquant les décisions d’urbanisme qui les avaient provoquées, les agents de l’équipement les avaient laissées en jachère, elle soulignait la discontinuité des choses, elle soulignait les formes allusives jamais terminées et l’état de décomposition, le back-office de la ville, ce qui ne se voit pas au premier coup d’œil. Une forme de déconstruction de l’idéal de ville.

    J’ai moins suivi son travail par la suite, mais il concerne toujours la notion de disparition, d’obsolescence, oui, sa thématique « enfance et automobile ».

    Ça rejoint ma notion de « radicant », cette nécessité contemporaine de créer nos propres racines, l’avancée dans le flou, dans le passager, une sorte de pacte avec le précaire, dans l’absence d’un statut permanent, qui supprime la notion d'identité. L’impermanence des choses, je crois que ça fait partie de sa recherche.

     

     

     

     

     

    Quant à la réminiscence, la chercher dans le lacis des circuits neuronaux non pratiqués depuis de longues années |

     

    14

    Première fois que je me raconte la scène. Dans la cuisine, les femmes parlent, elles se disputent, une affaire de cadeau, je crois. Maman a offert un presse-purée électrique à Grand-Mère et Grand-Mère ne s’en sert pas. Elle préfère son moulin à légumes manuel et ça énerve maman.

    A côté d’elles, je rêve, pliée en deux, le coude sur la table, la tête à même la nappe, occupée à tracer du doigt les motifs du tissu. En bruit de fond, les minuscules paroles acides ; il y a de l’acrimonie entre elles, sans importance, je ne les écoute que d’une oreille.

    Puis le son aigu, le son qui fuse, qui déchire l’air d’une zébrure aigre de violon, et interrompt le brouhaha des femmes.

    Dans la rue, quelqu’un crie, quelque chose comme « oh, mon Dieu, oh, mon Dieu ». Qui a crié ? Une voisine, je crois.

    Peut-être est-ce plus tard que le cri est poussé. Peut-être y a-t-il eu deux fois les cris. Cela se mélange dans mon souvenir.

    Les femmes se précipitent à l’extérieur, en troupeau, ça grince, les pieds de chaises dérapent sur le parquet, les chaussures frappent sur le plancher, tout le monde sort en catastrophe. Comme si elles avaient besoin de voir, elles veulent voir la réalité, celle que révèlent le crissement strident et le son mat.

    Moi, je ne sors pas. Toutes affaires cessantes, je dois ne rien faire, ne pas bouger. Je sais qu’un drame s’est produit. Un contexte de drame, puis un événement. Il est advenu.

    Et tout de suite, je sais qu’il m’est arrivé, il est pour moi, je ne sais pas quoi, mais pour moi, ce bruit sourd de choc je l’ai mis en réserve quelque part, je l’ai engrangé. Je suppose un résultat de drame, et je ne veux pas le voir.

    Qu’est-ce que je sais ? Rien. Je devine, je peux tout imaginer de loin sans m’approcher. Je suis au-dessus de tout ça, n’est-ce pas, moi qui décide ce que je dois voir.

    Pourtant, une ombre menace dans ma tête, quelque chose de tragique, tout peut être arrivé.

    Alors je recule lentement, je me niche derrière la porte, tout près du poste de TSF de Grand-Mère, le poste où elle écoute la radio de Suisse, le dimanche soir, les chœurs de Radio-Sottens, les vieilles voix sur des mandolines douces.

    Je me mets à attendre, derrière la porte.

    Puis j’entends le hurlement inhumain d’une femme.

    NNNNNNNOOOOOOOOOOONNNNNNNNNN.

     

     

     

     

     

     

    Mille variations musicales comme art de l’esquive ou de la consolation |

     

    15

    Atmosphère plus légère, rentrés à la maison, nous chantons, ça console.

    Sans cesse, en allant à l’école, en nous couchant, en faisant la vaisselle, tout est chant, même la musique classique qui tourne sur l’électrophone, nous la chantons. Nous aimons Le Boléro de Ravel, parce qu’il s’adapte bien à cette tâche rituelle d’après-repas. Nous connaissons tous les instruments, ici un violon, là, une flûte. Le morceau commence par des coups de grosse caisse sur le fond du fait-tout, que nous répétons tout au long de la centaine de variations. Phil introduit mezzo voce les clarinettes, puis les trompettes. Puis nous enchaînons avec les cordes, violons et violoncelles. Je simule les piqués de violon, tout dans le poignet, tandis que Phil fait frissonner l’archet sur la corde, une cuiller en bois sur le bord d’une assiette. Pour certains sons, il coince la feuille d’aluminium d’une tablette de chocolat dans un peigne et module le son avec sa voix. Ça chatouille les lèvres, j’essaie moi aussi, hum, délicieux.

    Ensuite nous entonnons la partie forte avec l’ensemble de l’orchestre, nous nous donnons à fond, faisant pleuvoir les coups de cuiller sur les casseroles. L’enchaînement des variations nous a révélé ses secrets, nous avons saisi la logique arithmétique interne du morceau, deux fragments de seize mesures, chacun répété neuf fois, et cent soixante-dix fois les deux mesures pour le tambour, ostinato, crescendo, decrescendo, mais après des centaines de Boléro tournant sur l’électrophone, nous voyons arriver la fin du cycle à l’intuition sans avoir besoin de compter.

    Nous échangeons alors un regard de connivence, une coda nait sur la portée imaginaire, qui nous autorise à recommencer les variations dans une boucle complète avec l’ultime changement de ton. Nous finissons ce dernier mouvement par un cri extatique, supposé clore le morceau, pour la dernière casserole essuyée et rangée.

    Notre éducation musicale avant d'apprendre les instruments se fait entre l’électrophone et l’imitation dans le chant. Nous mémorisons aussi la plupart des entrées d’opéras de Wagner, entonnons avec des tata-tatatata-tata-tatatata  la Chevauchée des Walkyries, puis découvrons la subtilité des concertos de Brahms, les mouvements les plus émouvants chez Dvorak ou Borodine, les ballets de Tchaïkovski. Tout se chante, tout ce qui tourne sur l’électrophone de notre père, René, des disques classiques au Golden Gate Quartet ou à Georges Chelon, est bon à prendre.

    Deux opéras ont notre préférence, Lucia di Lammermoor, dont l’Air de la folie, chanté par La Callas dans l’acte II est mon favori, tandis que mon frère a un faible pour la Flûte Enchantée, opéra pour lequel il apprend par cœur les airs de Papageno, et je ne dédaigne pas les triples croches de la Reine de la Nuit.

    La répétition a lieu au lit le jeudi matin, quand notre mère nous laisse seuls, enfermés, volets clos, pour aller au marché.

    Nous ne jouons pas au docteur, nos jeux sont musicaux et commencent généralement par une mise en bouche avec des bruits de gorge, très graves, dont je découvre plus tard qu’ils ressemblent aux chants des Tchouktches d’Extrême-Orient. Puis nous montons très lentement, tentant de faire tous les sons entre deux notes de la gamme et déclenchons parfois, par hasard, des harmoniques, qui nous secouent d’un grand frisson. Les sons nous sont un corps et nous enveloppent dans une même gaine protectrice, un bouclier contre l’inquiétude, celle d’être restés seuls dans la maison, celle de savoir la petite loin de nous.

    Nos cordes vocales une fois échauffées, nous entamons des chansons contemporaines. « Les Loups » de Reggiani, que nous chantons en duo, devient notre balade favorite, même si nous n’en comprenons pas toujours le sens. Elle nous rappelle la légende de Sainte Blandine face aux lions. « Les Loups » devient vite un de nos tubes en famille. Les hommes avaient perdu le goût de vivre et se foutaient de tout, leur mère, leur frangin, leur nana, pour eux c’était qu’du cinéma, nous aimons ces mots crus et la charmante Elvire, dont nous doutons de l’innocence. La chanson finit bien, notre mère rentre du marché et ouvre les volets de la chambre. On peut enfin s’habiller.

     

     

     

    Et la fraîche évidence |

     

    16

    Tout à coup, la fraîche évidence, les voix se mettent en chorale, Ma Son, un peu bougonne, face d'écureuil, et cet élan de chœur avec Phil qui réconcilie avec la vie, chanter ensemble encore aujourd’hui est notre marque de fabrique, notre langue commune.

    Donc la musique va tout changer, au moins dans ces instants, elle va faire tenir l'édifice, notre édifice de famille, et puis le mien aussi, l'interne, celui qui cherche colonne.

    Et puis le vent souffle, le long de ce récit quelqu’un se tient à mes côtés, et la fraîche évidence de sa main dans la mienne, plus forte que l’angoisse.

     

     

     

     

     

     

     

     


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :