• Ici gît Chouka

    Ciel jaune à Prague. Un homme jeune. Il saute dans un tramway à la gare centrale et prend la direction des faubourgs. Il vient de quitter le vieux cimetière juif de Prague. Il n'a pas trouvé ce qu'il cherchait.



    La promenade touristique du cimetière l'a indigné. Ici les badauds visitent les morts comme les cimaises d'une exposition. C'est pittoresque un cimetière. Avec le jeune homme, ils sont nombreux à être venus. Ils marchent sur une étroite bande de ciment et touriste derrière touriste suivent le chemin tracé entre les tombes. Dans ce cimetière-là, on ne saurait divaguer, on est tenu de respecter le cheminement. On suit un à un la foule qui s'égrène. Lenteur et fausse solennité.



    Le mouvement vient des pierres tombales, disparates, en folie. Renversement de l'âge, fouillis du vieux. Un pêle-mêle de pierres grises. Quelques lettres hébraïques vous rappellent qu'ici reposent, enfin, qu'ici gisent les morts juifs de Prague, les vieux morts juifs. Ciel vert de gris.



    Quant aux morts plus récents, ils ne sont plus là. C'est ce qu'on découvre après avoir visité le vieux cimetière juif. Il y a un autre cimetière, tout neuf. Mais c'est loin. Là-bas tout au bord de la ville.




    L'homme jeune est inquiet. Le tramway file le long des quartiers, bordés d'immeubles de pierre blanche. Chaque station peut être la bonne. Il hésite. Il ne se concentre pas sur la traversée de la ville, mais sur le nom des stations qu'il faut parvenir à lire quand on est à l'arrêt. Une enfant ne cesse de rire sur le siège en face de lui. Puis elle tape de ses pieds le skaï de sa banquette. Sa mère la regarde d'un air indulgent.




    L'homme se laisse distraire par les hommes dans le tram. Allure de jeunes novices sombres, gueules efflanquées. Dans cette ville, ce sont les femmes qui bougent. Elles créent, s'activent. Question d'équilibre, peut-être. Contraste de Prague.




    Le chauffeur du tram se retourne pour lui faire un petit signe. Vous êtes arrivés. Cimetière de Prag-Straschnitz. L'homme descend presque apeuré d'être au bout de ce nulle part, qu'on trouve toujours dans les grandes villes. De larges perspectives, au loin des immeubles cubiques, tout près, quelques arbres glabres. Il lui faut traverser le lacis des voies de tramway. Puis s'approcher d'un imposant portail qu'il franchit. Il est à l'intérieur du cimetière, cathédrale de verdure et d'avenues de gravier gris. Il demande son chemin. Il se perd à plusieurs reprises, aucune indication, et finit par trouver l'allée.




    Le caveau est là. Arrivé devant lui, il s'incline et lit : Dr. Franz Kafka, Hermann Kafka, Julie Kafka.





    Humidité de l'air, l'homme jeune frissonne. Il relit pour être sûr. Kafka gît là, coincé dans l'étouffoir paternel. Est-ce la vérité du grand K., le dernier mot ?



    Dégoût pour cette promiscuité. L'homme jeune est jeune. Sa théorie de la liberté est récente. Il y croyait lui à l'indépendance de son idole, à sa parole subversive. Que penser du côte à côte imposé, du génie rattrapé par le mélange des vers ? Quand t'es-tu trahi, Kafka ? Tu es poussière et à SA poussière tu es retourné.  Docteur petit garçon, est-ce parce que tu n'as pas su lire ta lettre au père que tu te retrouves gisant là, condamné à la tentative de dire ad vitam aeternam ?




    L'homme est abattu. Bruit de bronze dans sa tête, une statue déboulonnée. Disparition d'une illusion. Son Chouka, oui, son Chouka, celui qu'il lit chaque soir, dans un Journal aux pages grises et fatiguées, Chouka est sous ses pieds, enfermé comme dans une cellule, à jamais.




    Prisonnier du père. Quittes ton père et ta mère. Non, l'échec.




    Et lui revient cette phrase volée au Journal qu'il murmure.


    25 octobre. Le premier signe d'un début de connaissance est le désir de mourir. Cette vie paraît insupportable, une autre, inaccessible. On n'a plus honte de vouloir mourir ; on demande à quitter la vieille cellule que l'on hait pour être transféré dans une cellule nouvelle que l'on apprendra à haïr. Un reste de foi continue en même temps à vous faire croire que, pendant le transfert, le maître passera par hasard dans le couloir, regardera le prisonnier et dira : « celui-là, vous ne le remettrez pas en prison, il viendra chez moi ».



    Pour la première fois le jeune homme en rit. D'un rire hésitant entre le cynisme et  la délivrance. Le rire que K. a dû avoir en se relisant. Quelle bonne blague. L'espérance, rance, rance.  Voilà, K. est désormais avec le maître, à sa table, au fond du trou.



    Le malentendu Kafka. L'homme jeune donne un coup de pied rageur dans la pierre tombale. Kafka le grand n'est que ce petit-là. Dépit. Ciel brumeux tout à coup.



    Oh, il s'en doutait. Il s'était déjà débattu avec cette fausse image qu'il avait d'un grand Kafka, d'un Kafka de génie. Tout était venu de Marthe R. Elle avait arrangé la traduction. Traditore. Quand  K. se gaussait de lui-même, manipulait le rire subversif, le rire qui vous soulève et vous met les larmes aux joues, quand K. cinglait ses lignes d'un humour désespéré, Marthe R. dépouillait, assombrissait, jouait la sobriété. Bien tentant ce K. du soleil noir. Et l'homme jeune s'y était laissé prendre. Il ne lisait pas l'allemand.




    A présent, le ciel menace. Comment faire confiance à un homme qui n'a pas pu s'échapper de sa prison ? Quel crédit accorder à un homme qui choisit si mal ses amis ?




    Tomber de haut, l'illusion tombe. Comme sa maison de Prague dans laquelle tout n'est que jouissance dans le déduit : la maison dont on touche les deux murs en étendant les bras, la ruelle minable dans la pénombre du Château, les douves qui font aspirer au suicide par le vide. Comment ne pas rager en comparant cela avec la maison du maître sur la grand place. Jouïr de l'étriqué, faire avec l'humilité.



    L'humilité oui, mais pas l'humiliation.



    L'homme jeune se dit qu'il faut admettre l'humble chez Kafka  Que cette humilité fait humus, qu'elle irrigue, qu'elle nourrit.  L'humus est partout à Prague, même dans  la perte des traces de K., dans l'oubli de lui qu'enterre la ville.



    Avec l'humble, le rire, pour triompher au-delà des apparences. C'est cela que l'homme jeune est venu comprendre ici. La grandeur de K. gît dans le peu, le peu  d'un petit homme et de son petit chemin de la cellule à la cellule finale. Elle gît aussi dans l'humour qu'il faut pour se moquer de cette petite aventure qu'est la  vie.  Ces mots-là échapperont pour toujours au tombeau du père.



    L'homme se baisse pour contempler une herbe folle qui pousse entre les pierres. Une fourmi s'éloigne et disparaît.


    Prag-Straschnitz


     


  • Commentaires

    1
    Boogie
    Vendredi 22 Décembre 2006 à 20:32
    Veux
    -je vous souhaiter moi aussi le meilleur, chère Anthropia (chuuut!) ? Vous envoyer de loin, en pixels coloré -mais certes d'une moindre "coup" que le vôtre ("coup" est la façon dont une amie fait ses blagues, ou ses choses dites, choses importantes) ? Assurément. Portez-vous bien, et de ma part recevez une bise. -------------- Sur le sujet de votre texte, celui auquel je réponds présentement, je dois vous dire que l'ensemble m'a échappé. Alors la traduction le "trahit" à ce point ? Je ne lis pas l'allemand non plus, mais je n'ai pas de théorie de la liberté, n'en ai jamais eu. Je n'ai lu de Kafka que "Le Château", et encore pas en entier. J'y reviendrais si l'occasion se représente. Je l'ai lu pour partie suite à une discussion échangée avec la seule formatrice valable -à mes yeux- de mon ancienne école d'Assistant social. Une femme merveilleuse, très érudite, et d'une humanité qui vous laisse des traces durables. Elle en a laissé chez moi, en tout cas. Elle m'avait dit que mon attitude au début du travail sur mon sujet de mémoire (j'étais en troisième année), sommairement "la théorie de la pratique de la relation d'aide face à la pratique de la relation d'aide au sein d'un système bureaucratique" ou plus simplement "la relation d'aide à l'épreuve de sa pratique au sein de la bureaucratie", lui faisait penser au "Château" de Kafka. --------------- A bientôt en lecture.
    2
    Samedi 23 Décembre 2006 à 12:24
    Merci
    pour vos voeux, Boogie
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