• Peter Coffin

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    Un article, intitulé Trauma, Memory, and catharsis, sous-titre Anthropological Observations on a Folk-Psychological Construct, de Michael G. Kenny (Simon Fraser University of Burnaby, BC V5A 186, Canada), publié in Recollections of Trauma – Scientific evidence and Clinical Practice, édité par J. Don Read an D. Stephen Lindsay – NATO ASI Series – in Series A : Life Sciences Vol. 291, chez Plenum Press, New York and London, en collaboration avec NATO Scientific Affairs Division, et rédigé à l’occasion d’un poster communiqué lors d’un colloque international sur la remémoration de souvenirs cachés, qui s’est tenu en 1997 à Port-Bourgenay (Vendée),  démontre que c’est au second événement que le traumatisme du premier événement se réactive.

     

    Cas de Mme M. étudié par le Dr J.-P. Hart


    Evénement N°2

    Lors de sa première séance, M. raconte un épisode de décompensation qui lui est arrivé en 1980. Elle est jeune étudiante au moment des faits. Elle remonte une rue en se dirigeant vers le domicile de ses amis, qui vivent un peu plus haut dans le même quartier. AU moment où elle arrive devant l’immeuble de ses amis, et où elle pousse la porte, elle entend un crissement de pneus, elle se retourne et aperçoit la tête d’une petite fille sous la roue d’une auto.

    Elle se met alors à crier, redescend la rue en courant , elle indique un épisode de malaise vagale qui la fait tituber ; elle ajoute qu’en s’appuyant contre les murs des maisons, elle s’écorche les bras.

    Arrivée à son appartement, elle s’effondre au sol, et reste ainsi prostrée jusqu’à l’arrivée d’un de ses amis qui avait vu la scène et l’avait suivie pour lui venir en aide. Elle prétend ensuite ne s’être souvenue de cet événement qu’à l’occasion du travail d’anamnèse.

    Replacé dans le contexte névrotique de la scène précédente, on ne peut que souligner, que la première scène de traumatisme fait résurgence dans ce second événement : La réaction hypertrophiée n’est pas liée à l’événement récent, dans lequel le sujet n’est pas affectivement engagé ; la scène constitue en quelque sorte le complément du premier accident ; ce que la patiente ne pouvait jusqu’à ce jour qu’imaginer, prend la forme d’images réalistes reconstituant des pièces manquantes du puzzle du premier événement.

     


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  • Marcus Steinweg

    Crédit Photo Anthropia

     

     

    Versatilité des conduites automatiques dans les faubourgs des petites villes |

     

    1

    La conductrice quittait la ville, roulant dans les faubourgs, quand l'incident s’est produit.

    Le véhicule était arrivé au niveau de la devanture d’un fleuriste, à côté des bureaux de la DDE, au 12, rue Donzerre, quand son moteur a calé. Le véhicule à ce moment-là était situé dans le sens longitudinal de l'axe principal.

    La conductrice se serait mise à accélérer puis à freiner, puis à accélérer à nouveau sans raison apparente. Ça ne semble pas avoir été une erreur de passage de vitesses, la voiture louée était une conduite automatique. La voiture aurait avancé par cahots, de plus en plus courts, puis la conductrice aurait appuyé de manière intempestive sur la pédale de frein, c’est à ce moment-là que son corps aurait heurté le volant. On ne sait pas ce qui a empêché sa tête de traverser le pare-brise. On suppose que le véhicule roulait à faible vitesse, étant proche du centre-ville.

    La conductrice se serait alors effondrée contre le volant, le véhicule stoppé au milieu de la chaussée. Il semble qu’elle se soit mise à pleurer. La victime ne se souvient pas des causes de ces pleurs.

    Après avoir repris ses esprits, la conductrice a jeté un coup d’œil derrière elle pour voir la route. En relevant la tête elle a aperçu un piéton sur le trottoir. Le piéton n’a pas souhaité être interrogé. Elle a alors redémarré pour garer la voiture un peu plus loin, sur le bas-côté.

     

     

     

    Tentative pour convaincre l’artiste de venir au secours des carcasses en détresse, à défaut de se souvenir |

     

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    Elle n’était pas depuis longtemps dans la ville quand elle avait découvert ce musée, qui présentait des collections de papier peint du patrimoine régional. Il était installé dans une vieille maison de maître, une ancienne manufacture de tapisseries, ornée de décors panoramiques somptueux, mettant en scène l’histoire coloniale.

    Son regard effleurait les impressions de ports exotiques, brigantins aux voiles blanches. Sur des quais en bois d’acajou, des voyageurs enturbannés cheminaient suivis de portefaix hâlés ployant sous les bagages et plus loin, des femmes au teint clair, revêtues de délicates robes à crinolines regagnaient leurs maisons à colonnades, tandis que des servantes, portant caracos de madras et chemises blanches, fermaient la marche.

    Elle avait d’abord aimé les fresques chamarrées de ces salons bourgeois du dix-neuvième siècle, qui suscitaient même une vague nostalgie chez elle. Puis, ce sentiment se transforma en irritation : ces « mondes parfaits » avaient un côté conventionnel, qui la gênaient. Elle aurait volontiers détourné les motifs du papier peint et conçu des panneaux pour chambre de garçon avec des scènes de la vie d’aujourd’hui. Pas les sujets naïfs habituels ou des scènes issues de dessins animés, elle s’imagina dessiner des papiers peints inattendus, à la manière de ces scènes de pendaison du KKK dessinées par Robert Gober. De loin, ce n’était que bluette, on s’approchait et on avait tout à coup le sang glacé.

    Elle aurait représenté des casses-autos, des carcasses de voitures, des engins de levage, des pièces détachées d’occasion, et, comme accrochés à des murs virtuels, des plans de véhicules à la Léonard de Vinci, mais cabossés, des schémas de leur forme après les accidents, croquis d’objets, non sous leur forme d’usage, mais dans leur devenir ultime, leur forme de mésusage en quelque sorte, comme un présage de ce qui ne peut manquer d’arriver. Dans cette Alsace de l’automobile triomphante, près du fief des Peugeot, elle aurait montré des cimetières de voitures, là où les autos finissent toujours, l’envers du décor.

    Ce n’aurait pas été chose facile, parce que, des maisons bleues à colombage aux usines au crépis rose, et même les hangars, tout avait l’air pimpant ici ; jusqu’aux casse-auto aux palissades repeintes de frais, que surplombaient, par-dessus les empilages d’autos, des grues au format XXL.

     

     

     

    De la réminiscence dans le lacis des circuits neuronaux non pratiqués depuis de longues années |

     

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    Dans la voiture, la tension montait. Elle la ressentait comme si elle lui avait été extérieure. Ses yeux avaient enregistré, avant son cerveau, les signes, qui allaient lui être utiles. Au moment où s’imposa cette décision d’aller y voir enfin, elle trouva les panneaux indicateurs : Hôpital Pasteur ; le nom lui revint, oui c’était ça, l’Hôpital Pasteur, les phonèmes lô-pi-tal-pas-teur lui étaient familiers, s’imposaient à elle, une mémoire linguale contre ses dents, une sensation physiologique d’enfance.  

    La voiture vira à droite, traversa une rue, longea ce qui ressemblait à une caserne. Puis un grand bâtiment des années trente lui apparut, l’hôpital était là à quelques centaines de mètres de son trajet habituel, elle passait d’ordinaire devant la gare, mais c’était derrière la gare que l’hôpital se cachait, dans un recoin de la ville, il fallait emprunter les faubourgs pour y accéder.

    Pas de flash, pas de souvenir, elle ne reconnut pas l’Hôpital. Apparemment, elle n’avait pas enregistré de vision d’ensemble des bâtiments. Est-ce parce qu’enfant elle baissait la tête quand elle marchait ? Est-ce qu’elle se cachait derrière son père pour ne pas voir ?

    Seul, le parking à ciel ouvert lui sembla familier, même si, elle le pensa, il avait été réaménagé. Dans sa mémoire, c’était à l’époque un simple terrain bitumé, sans portique d’entrée. Mais elle retrouva son étonnemet de petite fille devant la vaste taille du terre-plein. Contrairement à ce qu’on dit souvent, le revoir à l’âge adulte ne le rendait pas plus petit, il avait une taille industrielle qu’on trouvait généralement aux alentours d’une usine ou d’un hypermarché ; et ce qui l’avait frappé alors, comme aujourd’hui, c’était sa proximité avec l’hôpital. Une pensée d’enfant lui trotta dans la tête. Il doit donc y avoir beaucoup de malades pour qu’on ait besoin de tant de places pour les visiteurs.

    Elle se gara et entra dans l’Hôpital, un ensemble architectural en béton. Tout de suite, elle pensa à la Chapelle, un antre sombre aux vitraux bleu marine, d’un vert cru et rouge agaçant, dans lequel son père entraînait la famille pour aller prier. Elle se souvint qu’elle n’y priait pas, tout juste en aimait-elle la fraîcheur et l’obscurité, et sans doute le parfum d’encens qui dégageait ses narines de la persistante odeur d’éther.

    Ses pas la conduisaient sans que sa tête ne les guide. Parvenue devant la porte, - c’était bien la chapelle, elle n’avait pas changé de place -, elle retrouva la simplicité des murs de béton brut ; et aussitôt, les vitraux à composition cubiste vinrent se ficher en elle, comme s’ils rejoignaient une image familière, qui n’attendait qu’une réminiscence. Elle reconnut d’emblée l’œuvre des frères Ott, Jésus au chevet de la fille de Jaïre, représentation d’une scène de miracle, qui devait inspirer les familles venues chercher l’espoir d’une résurrection dans ce lieu de recueillement.

    En sortant, elle chercha l’entrée du pavillon des malades et ne put l’identifier. Elle hésita. Etait-ce au fond ? Peut-être à droite ? Ou non, tiens, à gauche? Puis, elle renonça. Les couloirs avaient sans doute été repeints, les chambres aussi. A quoi bon monter dans les étages, elle ne trouverait plus rien de connu. Alors, elle repartit, vaguement honteuse de ne pas insister.

    Et à cet instant, encore, quand j’écris ces lignes, alors que je sollicite le souvenir porte du service des traumatisés, quelque synapses se connectent, c’est quelque part caché dans mon réseau neuronal, mais rien de précis ne vient pour m’indiquer le coin où regarder. A l’instant, quand j’ai voulu écrire porte de gauche, c’est porte de droite, qui m’est venu sous les doigts. Comme si mes doigts comme mes pieds savaient mieux que ma tête.

    A l’entrée du bâtiment, elle s’arrêta chez le portier, un vieil homme, qui avait connu l’hôpital dans les années soixante-dix. Devant ses questions, il hocha la tête, oui, il y avait bien eu un service des traumatisés crâniens, pas de doute, le service du Professeur X. Le nom ne lui rappelait rien, elle aurait bien voulu, mais ce ne fut pas le cas.


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    George Segal

    The homeless 1989

    Crédit Photo Anthropia

     

     

    Réécriture – Texte édité pour la première fois sur ce blog en 2006

     

     

     

    Ciel jaune à Prague. Il avait hésité à se joindre à la promenade touristique du cimetière, où les badauds parcourent les allées, non parce que c’est un cimetière, non pour leurs morts, mais parce que c’est un pictogramme sur le plan de Prague, lui, était venu pour trouver sa tombe, alors il marchait sur l’étroite bande de ciment en lacet devant lui, et, touriste derrière les touristes, suivait l’itinéraire dans le mouvement des pierres tombales, contemplant ce pêle-mêle de pierres grises plus vivant que lui, déchiffrant quelques lettres hébraïques  qui lui rappelaient qu’ici reposent, enfin, qu’ici gisent les morts juifs de Prague, les vieux morts juifs. Bien avant le ciel vert de gris.

    Il l’apprend alors, les morts plus récents ne sont plus là. C’est ce qu’on découvre après avoir visité le vieux cimetière juif, qu'il y a un autre cimetière, tout neuf. Mais c’est loin, c’est là-bas tout au bord de la ville.

    L’homme jeune est intranquille. Le tramway file le long des quartiers, bordés d’immeubles de pierre blanche. Chaque station peut être la bonne. Il se penche. Il ne se concentre pas sur la traversée de la ville, mais sur le nom des stations qu’il faut parvenir à lire quand on est à l’arrêt. Une enfant ne cesse de rire sur le siège en face de lui. Puis elle tape de ses pieds le skaï de sa banquette. Sa mère la regarde d’un air indulgent.

    Un moment, l’homme se laisse distraire par de jeunes visages graves dans le tram. Allure de jeunes novices sombres, gueules efflanquées. Dans cette ville, ce sont les hommes, le dimanche, qui promènent dans le tram leur mélancolie. Les femmes sont occupées, retapent des boutiques, ouvrent des restaurants. Question d’équilibre, peut-être. Contraste de Prague.

    Le chauffeur du tram se retourne pour lui faire un petit signe. Vous êtes arrivés. Cimetière de Prag-Straschnitz. L’homme descend inquiet devant le lacis de voies de tramway, qui semblent étendre partout leurs tentacules immobiles. De larges perspectives, au loin l’urbanisme de l’Est, quand il faisait bloc, tout près, quelques arbres glabres. Il s’approche d’un imposant portail, surmonté d’une inscription qu’il ne sait pas lire, c’est là, il franchit le portail, et remonte à l’intérieur une large avenue de gravier gris. Il demande son chemin. Il se perd à plusieurs reprises, aucune indication, l’itinéraire n’est pas encore fléché, et finit par trouver l’allée.

    Le monument est là. Arrivé devant lui, il s’incline et lit :

    Dr. Franz Kafka

    Hermann Kafka

    Julie Kafka

     

    Humidité de l’air, l’homme jeune frissonne. Il relit pour être sûr. Oui, c'est bien ça. Kafka est enterré dans la tombe de son père. Il gît là, coincé dans l’étouffoir paternel, est-ce la vérité du grand K., son dernier mot, doit-on croire davantage aux messages d’outre-tombe ?

    Dégoût pour cette promiscuité. L’homme jeune est jeune. Sa théorie de la liberté est récente, il pense encore que l’indépendance se manifeste, qu’on en brandit l’étendard. Alors le côte à côte imposé, le mélange des vers, c’est Kafka qui se trahit en douce, c’est cela qu’il pense, à peine devenu poussière, c’est à SA poussière qu’il est retourné. Docteur petit garçon, est-ce parce qu’il n’a pas su lire sa lettre au père qu’il se retrouve gisant là, condamné à tenter de la lire pour l’éternité ?

    L’homme jeune est abattu. Bruit de bronze dans sa tête, une statue déboulonnée. Disparition d’une illusion. Son Chouka, oui, son Chouka, celui qu’il lit chaque soir, dans un Journal aux pages grises et fatiguées, Chouka est sous ses pieds, enfermé comme dans une cellule, à jamais.

    25 octobre

    Le premier signe d’un début de connaissance est le désir de mourir. Cette vie paraît insupportable, une autre, inaccessible. On n’a plus honte de vouloir mourir ; on demande à quitter la vieille cellule que l’on hait pour être transféré dans une cellule nouvelle que l’on apprendra à haïr. Un reste de foi continue en même temps à vous faire croire que, pendant le transfert, le maître passera par hasard dans le couloir, regardera le prisonnier et dira : « celui-là, vous ne le remettrez pas en prison, il viendra chez moi ».

    Pour la première fois le jeune homme en rit. A Paris, ce texte-là le déchirait. Ici, il rit, un rire hésitant entre cynisme et délivrance. Le rire que K. a dû avoir en se relisant. Quelle bonne blague. L’espérance, rance, rance.  Voilà, K. est désormais avec le maître, à sa table, au fond du trou.

    Le malentendu Kafka. L’homme jeune donne un coup de pied rageur dans la pierre tombale. Kafka le grand n’est que ce petit-là. Dépit. Ciel indigo tout à coup.

    Oh, il s’en doutait. Il s’était déjà débattu avec cette fausse image qu’il avait d’un grand Kafka, le génie. Tout était venu de Marthe R. Elle avait arrangé la traduction. Traditore. Quand K. se gaussait de lui-même, manipulait le rire subversif, le rire qui vous soulève et vous met les larmes aux joues, quand K. cinglait ses lignes d’un humour désespéré, Marthe R. dépouillait, assombrissait. Bien tentant ce K. du soleil noir. Et l’homme jeune s’y était laissé prendre. Il ne lisait pas l’allemand.

    Comment faire confiance à un homme qui n’a pas pu s’échapper de sa prison et qui choisit si mal ses amis ? Comme sa maison de Prague dans laquelle tout n’est que jouissance dans le déduit : la maison dont on touche les deux murs en étendant les bras, la ruelle minable dans la pénombre du Château, les douves qui font aspirer au suicide par le vide, quand en contre-bas la maison du maître parade fièrement sur la grand-place.

    L’homme jeune se dit qu’il faut admettre l’humble chez Kafka  Que cette humilité fait humus, qu’elle irrigue, qu’elle nourrit. L’humus est partout à Prague, même dans  la perte des traces de K., dans l’oubli de lui qu’enterre la ville.

    C’est cela que l’homme jeune est venu comprendre ici. La grandeur de K. gît dans le peu, le peu d’un petit homme et de son petit chemin de sa cellule à la cellule finale, dans l’humour qu’il faut pour se moquer de cette sale aventure qu’est la vie.

    L’homme se baisse pour contempler une herbe folle qui pousse entre les pierres. Une fourmi s’éloigne et disparaît.

     

     

    Prag-Straschnitz, le 25 octobre

     

     



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  • Robert Combas

    Mini clubman

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    Casse-Auto

    Un roman d'Anthropia

    Extrait


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    La conductrice quittait la ville, roulant dans les faubourgs, quand l'incident s’est produit.

    Le véhicule était arrivé au niveau de la devanture d’un fleuriste, à côté des bureaux de la DDE, au 12, rue Donzerre, quand son moteur a calé. Le véhicule à ce moment-là était situé dans le sens longitudinal de l'axe principal.

    La conductrice se serait mise à accélérer puis à freiner, puis à accélérer à nouveau sans raison apparente. Ça ne semble pas avoir été une erreur de passage de vitesses, la voiture louée était une conduite automatique. Le véhicule aurait avancé par cahots, de plus en plus courts, puis la conductrice aurait appuyé de manière intempestive sur la pédale de frein, c’est à ce moment-là que son corps aurait heurté le volant. On ne sait pas ce qui a empêché sa tête de traverser le pare-brise. On suppose que le véhicule roulait à faible vitesse, étant proche du centre-ville.

    La conductrice se serait alors effondrée contre le volant, le véhicule stoppé au milieu de la chaussée. Il semble qu’elle se soit mise à pleurer. La victime ne se souvient pas des causes de ces pleurs.

    Après avoir repris ses esprits, la conductrice a jeté un coup d’œil derrière elle pour voir la route. En relevant la tête elle a aperçu un piéton sur le trottoir. Le piéton n’a pas souhaité être interrogé. Elle a alors redémarré pour garer la voiture un peu plus loin, sur le bas-côté.

     

     

     

     


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  • Bill Wrasdrow

    Car Door Armchair and Incident

    1981

    Crédit photo Anthropia

     

    Casse-auto

    Un roman d'Anthropia

    Extrait

     

    1. Institut pour adultes traumatisés crâniens de San Francisco

    Séance du 12 mai.

    La sonnerie retentit. Ils entrent dans la salle comme n’importe quelle classe de n’importe quelle école, sauf qu’ils sont cinq et qu’ils ont entre vingt-cinq et quarante ans.

    Je remarque un homme sombre, longiligne, aux cheveux noirs, qui me regarde avec insistance, Indien, sans doute Apache. Une fille en jupe rose et pull noir s’avance, un peu maniérée, très jolie : avec de grands yeux marron, qui se posent sur moi dès son entrée dans la pièce. Elle est suivie par un homme à l’allure de cow-boy, en chemise à carreaux, un lacet retenu par un bijou navajo sur la poitrine. Puis un petit homme à la tête rasée, sur laquelle une zébrure blanche apparaît, il est vêtu d’un jean et pull bleu marine. Enfin une blonde un peu négligée, en jupe de velours marron et T-shirt beige. Ils s’asseyent sur des sièges haut placés face à leur chevalet.

    Hi everybody.

    Hi, Aliette.

    Aliette a préparé au sol de longues bandes de papier blanc. Elle a scotché tout autour une bâche de plastique.

    Vous allez vous déchausser aujourd’hui et vous allez peindre vos pieds. Elle a retiré ses chaussures et agite devant eux ses longs pieds bronzés. Elle leur présente des assiettes en carton blanc, remplies de peinture. Il y en a de toutes les couleurs, elle les dispose au bout des bandes de papier.

    Ils tournent la tête vers moi, regards curieux, sans oser parler.

    By the way, voici Maine

    Ils me font un petit signe.

    Hi. C’est la fille en rose qui a parlé.

    Hi.

    Ils se lèvent, retirent leurs chaussures et leurs chaussettes. Une des filles proteste. Elle ne veut pas salir ses pieds. Mais n’ayez pas peur, c’est de la peinture à l’eau, elle se retire très facilement. Vous pourrez passer à la douche après. La blonde s’y met très vite, en riant, elle met son pied gauche dans le bassin de peinture rose, et, manquant de tomber, pose son pied sur la bande blanche. En le retirant, elle crie de joie, les autres s’approchent curieux, puis conquis quand ils commencent à voir le sillage de couleur qui suit la fille. Chacun passe à son tour, et, peu à peu, des banderoles prennent vie.

    Ce qui est fascinant, ce sont les maladresses, les déséquilibres, les choix arrêtés de couleur et les fous-rires. Certains posent leurs pieds bout à bout, en collier de perles sans espaces. L’Apache a mis son pied droit dans la peinture noire et crée une sorte de bordure tout le long du kakemono, en traînant le pied. Le cow-boy a décidé de marcher les deux pieds bicolores et déambule déhanché, sûr de lui, laissant une longue foulée entre ses traces. La petite brune fait sa délicate, pose ses pieds en tournant sur elle-même, ce qui dessine une fleur sur le papier, des pétales de pied autour de l’axe du talon.

    Une fois la longue bande terminée, Aliette leur présente des sacs de plastique qu’ils disposent sous leurs pieds pour rejoindre la douche. J’entends à distance leurs rires et leurs commentaires au moment du nettoyage. Quand ils rentrent, ils sont souriants, tout à coup décontractés, ils admirent le kakemono multicolore qu’Aliette a accroché avec des pinces à linge sur un fil de nylon.

     

    2. La semaine suivante, nous retournons à l’Institut et filmons la seconde séance d’art-thérapie.

    Séance du 19 mai

    La sonnerie retentit, ils entrent. (Ce sont les mêmes participants).

    Mettez-vous par deux, Claudia et toi Matthew. Toi, Pamela et toi Monica. John et toi Sheila, mettez-vous là. Et là, Chris et Robert. Sue et Benji, par ici.

    Ils se meuvent lentement, s’installent avec difficulté. L’atmosphère est lourde.. Ils sont tristes cet après-midi. Maintenant, prenez des fusains et dessinez-vous. Claudia, tu dessines Matthew, et toi, Matthew, dessine Claudia. Et ainsi de suite. Vous avez compris ? Ils sourient, ils ont compris. Ils se mettent à dessiner, maladroitement. Je remarque une grande brune, l’air un peu divaguant, c’est Sheila, elle n’était pas là l’autre jour, sa main s’emballe, elle a commencé une sorte de gribouillis nerveux, elle peine à contrôler son mouvement. Puis tout à coup, elle ralentit, elle pointe son fusain sur la feuille et commence à dessiner le visage de John. Chris et Robert sont assis l’un en face de l’autre, le carnet de croquis contre leur bras replié et le fusain dans l’autre. Sue, habillée comme l’autre jour de rose et de noir, minaude un peu en s’asseyant en face de Benji. Benji la regarde, énamouré. Sue se penche sur la boîte à fusain et après un long moment, choisit le fusain gris qu’elle donne à Benji. Puis elle saisit un fusain noir pour elle, assorti à son pull over.

    Durant un long moment, peut-être dix minutes, ils font l’effort de regarder le visage de celui qui est en face et tentent de le dessiner. Aliette passe auprès de chacun, Sue a fait de longs cheveux noirs à Benji. Matthew, l’Indien aux cheveux de jais, apparaît blond sous le fusain de la blonde Claudia. Aliette me jette un coup d’œil. Je comprends. Nous découvrons peu à peu qu’ils se sont dessinés dans les traits de l’autre, que les esquisses représentent leur propre visage, comme s’ils se regardaient dans un miroir. Comme si l’autre n’était que le support/surface de soi-même.

    Chacun est sorti d’un coma, chacun a vécu l’histoire d’un long séjour hospitalier, puis d’une lente remontée à la vie ordinaire. Mais ils n’ont pas retrouvé la réalité. La vie ordinaire d’un traumatisé crânien se passe dans sa tête. A la sortie du coma, il semble ne jamais renouer complètement avec les autres, comme si le trauma constituait une blessure béante dans le cerveau, le handicap caché sous les séquelles physiques bien visibles elles de l’accident 

    Un jour, j’ai lu ce message sur un panneau publicitaire, Pour votre voisin, vous êtes le voisin. Et pour le traumatisé crânien, qui sommes-nous ?

     

    3. Séance du 26 mai

    De retour à Paris, je regardai les rushs sans les monter, j’y retournais sans cesse. J’appelai Aliette, qui me raconta la séance qu’elle venait de vivre avec son groupe. Well, ils sont étonnants. Oui, étonnants.

    Une nouvelle venue fréquentait son atelier. Comme les autres, elle avait refusé de raconter son accident, mais Aliette avait lu son dossier. Elle avait eu un accident de moto, alors qu’elle était partie en voyage avec son ami : sur l’autoroute, une voiture avait freiné brusquement, son ami avait stoppé net, la jeune fille avait été éjectée du siège arrière à plus de 100km/heure. Lui s’en était sorti indemne, mais elle avait été hospitalisée, et après plusieurs mois de coma, était rentrée handicapée avec peu de chance de s’en sortir. Son ami l’avait quittée. Comme souvent.

    Aliette avait appris que la fille était d’origine turque et que son prénom Güliz signifiait « impression de rose ». Aliette trouvait qu’il lui allait bien, elle avait la peau blanche et le teint lumineux. Elle venait d’un petit village où ses pères et ses frères étaient derviches tourneurs. Dans le groupe, les autres étaient curieux. Derviches tourneurs, ils ignoraient le mot et sa pratique.

    Alors Aliette lui avait demandé d’expliquer. Güliz se fit un peu prier puis raconta que la meilleure manière de définir les derviches tourneurs était de danser, mais qu’elle n’en avait normalement pas le droit, seuls les hommes ont le droit de danser là-bas ou les enfants, d’ailleurs elle dansait avec les hommes du village quand elle était petite. A l’invitation d’Aliette, elle se leva. Elle portait une longue jupe grise et un pull blanc. Elle expliqua que pour tourner, les derviches tourneurs posent le pied gauche à plat, le faisant glisser en rond sur le sol, le devant du pied droit servant à relancer l’élan et à garder l’équilibre.

    Elle mit ses bras en l’air de chaque côté de sa tête, les mains retombant nonchalamment, et se mit à tourner, d’abord lentement, puis de plus en plus vite, elle virait avec légèreté. Cela dura cinq minutes, les autres s’étant mis à frapper dans leurs mains. A la fin, ils riaient tout excités et Aliette les invita à danser la danse du derviche tourneur. Ils se levèrent et se mirent à tourner, plutôt maladroitement d’abord et pour certains, de mieux en mieux. Mais seule Güliz avait cette grâce que l’accident n’avait pas altérée. Au bout d’un moment, chacun s’était assis, essoufflé, mais le regard plein d’étoiles.

    Voyant l’intérêt du groupe pour cette danse, Aliette eût l’idée de leur demander de faire des derviches tourneurs en terre. Elle attaqua un gros pain d’argile rouge, qu’elle sépara en plusieurs petits morceaux à l’aide d’un fil d’acier, et les distribua aux participants. Ils se mirent alors à malaxer la terre, frappant les volumes de leurs mains maladroites, faisant sortir peu à peu de la glèbe des statuettes, auxquelles ils donnaient un mouvement. Apparurent des personnages tout en vie, le bras levé, la robe faisant cercle autour des pieds, des toupies animées, des visages extatiques légèrement renversés vers l’arrière.

    Tout à coup, d’avoir vécu le tournoiement, ils se mettaient à représenter leurs voisins dans une dynamique du corps perceptible dans tous les modelages. Il y avait comme une émulation entre eux, cela faisait lien.

    Aliette en riait, contente à la fois des œuvres réalisées et de ce que, tout à coup, le groupe avait communiqué. J’aimais cette idée que c’était à partir de leurs sensations corporelles qu’ils s’étaient trouvés les uns les autres, par la danse intériorisée qui rejaillissait dans la sculpture.

    Mais les photos reçues plus tard par mail me convainquirent que cette danse où on finissait par avoir le tournis devait aussi avoir un rapport avec cet étrange abandon de soi qu’on doit ressentir pendant l’accident. On est pris dans la vitesse, quelque chose s’empare de soi qu’on ne maîtrise plus. Le corps s’abandonne dans cette danse avec aussi peu de maîtrise qu’un corps projeté à dix mètres et retombant inerte sur la route, sans conscience. A cet instant précis, le corps disparaît.


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