• L'Habilleuse de la Reine

    Jacques Chirac et la reine Elizabeth II pendant une cérémonie officielle
    sur les Champs-Elysees, à Paris, le 5 avril 2004.
     
    AFP/JOEL SAGET
    In Le Post de Guy Birenbaum de ce jour

     

     


    Il était une fois dans un Royaume lointain une jeune fille à qui on avait confié la lourde responsabilité de s'occuper d'une vieille dame noble de la cour. Il se trouve que la dame était Reine, on l'appelait Reine-Mère, et la jeune fille, Cinderella, son assistante de vie, qu'on nommait sous ces contrées, l'Habilleuse de la Reine.


    Chez Madame Leroy ou Monsieur Sang-bleu, les Sandra en arrivant le matin ouvrent grand les fenêtres, puis s'occupent de la toilette, lavent sous la douche, frictionnent à l'eau de Cologne, en stimulant par de tonitruants, allez, et maintenant, on s'habille. Mais la Costumière royale se devait d'être discrète. Chez elle, on appréciait les yeux baissés, les manières douces, les mains élégantes et la grâce ancillaire.  


    La royale servante était logée chez l'habitant. Au Palais, elle occupait une chambre sous les toits. L'Habilleuse de la Reine vivait, excusez du peu, dans un appartement de 300m2.  


    Car le sanctuaire de l'assistante de vie de la Reine comportait un énorme vestiaire, vêtements d'hiver, vêtements d'été, accessoires, chapeaux, gants, ceintures et sacs à main,  bijoux et objets du quotidien, le menu trousseau d'une sérénissime. On peut donc dire sans médire que Cinderella dormait dans un placard, envahi des parures les plus belles qu'elle entretenait avec zèle, toute dévouée à son rôle : habiller et déshabiller la Reine-Mère.


    Tôt de bon matin, elle renforçait la couture d'un bouton qui menaçait lâcher ; et dans l'après-midi, s'empressait de retrouver le petit diamant qui manquait à la parure de la robe que son Impatience voulait porter le soir.


    La jeune fille, dont je parle, avait trouvé le poste dans les petites annonces d'un journal local. Ancienne costumière de théâtre, elle se trouvait être la petite-fille d'une gouvernante des enfants d'un Roi d'un Royaume voisin, elle avait donc tout naturellement postulé et s'était retrouvée employée plus vite qu'elle ne l'eût imaginé.


    Et la ritournelle des jours et des saisons s'était mise en route. Vêtir et dévêtir la Reine, le matin retirer ses vêtements de nuit, puis lui présenter ses sous-vêtements, les collants, les pulls, les blouses, les jupes, les cardigans. En bref, le quotidien d'une habilleuse.


    Le quotidien, oui. Mais ce qui la tourmentait, le détail qui la hantait, c'était que le corps qu'elle touchait était celui de la Reine. Et on ne doit pas toucher le corps de la Reine. La Reine jamais n'oubliait qu'elle était la Reine. Il fallait donc en l'habillant réussir ce prodige de ne pas laisser ses doigts au contact de sa peau. Comment faire enfiler ses collants à une Reine sans même l'effleurer ? Nul ne saurait y parvenir. Mais Cinderella trouvait des subterfuges. Ne pas la regarder dans les yeux, faire des petits gestes rapides, construire la chose comme un ballet, elle présentait ouvert, le pied du collant, comme une bouche goulue, la gaine de la jambe étant pliée gondolée. Le pied cambré s'y engouffrait. Et vite Cinderella tirait, légère, légère, pour que la Reine ne sente rien. Et ma foi, la Reine n'y trouvait rien à redire.


    Pourtant Dieu sait si la Reine était exigeante. Elle perdait régulièrement lunettes, pochette, livre, en incriminait tout ce que la valetaille comptait de fidèles serviteurs. L'Habilleuse échappait à la règle. Fille de bonne famille, noble elle-même, elle avait quelque chose de plus que les autres n'avaient pas.



    Un jour, dans l'Abbaye où elle avait été autorisée à s'asseoir, à l'occasion d'une cérémonie où la Reine-Mère au bras de son petit-fils remontait l'allée centrale, Cinderella avait ressenti toute la puissance de sa position. Quand la Reine-Mère l'avait frôlée, à son passage, celle-ci avait humé et reconnu l'odeur de vieille, l'odeur qu'elle fréquentait au jour le jour, les algues aigres de l'âge, les arômes de sueur mélangés aux essences rares, les acidités, l'odeur d'un corps qu'elle connaissait par cœur. Elle en avait fermé les yeux, tant elle éprouvait une forme de triomphe, en ce qu'elle seule connaissait l'intime de la Reine, maîtresse de cette carte du tendre corps.



    Mais, sitôt éprouvé, le vertige de cet insigne privilège l'avait saisi, CInderella s'en effraya. Car elle avait appris que la Reine jamais ne cédait d'un iota de sa royale suprématie et qu'il ne fallait pas, au grand jamais jamais, qu'elle fût prise en défaut d'humer. Elle se devait de fermer les narines, d'oublier l'haleine. Elle jouissait dans le déduit de l'éphémère instant. Car tel était l'interdit absolu : la Reine ne transpire pas, la Reine ne révèle pas le parfum du grand âge. Pas de lèse-majesté, verboten de sentir ; la Royale Habilleuse savait qu'elle devait lui cacher l'intense émotion qui la saisissait.

    (à demain)
















     


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