• Là-bas (quelques extraits)





    Dans la ville

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    Sur la carte postale de l'époque coloniale c'est une gare, Oued Zem.


    Une modeste maison aux murs d'ocre jaune. Et devant les rails d'un chemin de fer, quelques colons à casque blanc semblent patienter. Pas de train visible. Oued Zem est attente. Latence de chacun, ni espérance ni projet, l'ennui Oued Zem.


    Lotfi avait dit : je vais te faire connaître Oued Zem, la ville la plus inattendue qui soit. C'est là que j'ai grandi. Et je l'avais suivi. Pourquoi ? Je ne le sais pas.
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    A présent, je contemple des maisons à perte de vue, des petites d'un étage, puis sur plusieurs mètres des maisons de trois étages, rarement de deux. Des carrées, des rectangulaires, toutes sans toit.
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    Maisons de Maroc. Certaines à balcons ornés de mosaïques, qui se fondent dans le gris et dans l'ocre. D'autres à colonnades ou à arches simples, à fentes larges ou à myriades de fenêtres toutes différentes, non alignées. A portes découpées en dentelle ou à portes de bois sculptées. Diversité qui surprend, tentatives de m'as-tu-vu, envolées baroques d'ornements, mais laissant toujours deviner, quelque forme qu'aient les balustrades qui bordent les façades en leur sommet, la permanence d'un toit-terrasse offrant son visage au ciel de nuit. Pas de moucharabieh, on ne guette pas à Oued Zem.
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    Ce n'est pas seulement le passé qui donne le ton sépia à la photo, c'est Oued Zem qui est teinté de poussière. Oued Zem est un instantané d'avant-hier, immobilisé, fossilisé. Quelques arbres gris aux troncs enduits de peinture blanche jusqu'à terre. Pour les protéger des insectes, dit Lotfi. Les arbres ne poussent pas, ils descendent sur terre en stalactites ensablées. Ils ne sont pas encore tombés en cendre, mais combien de temps faudra-t-il attendre ?
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    De la voiture, je note le blanc cassé, partout cette fausse blancheur, celle qui ne trompe personne. On n'a pas le luxe de repeindre ici. On laisse donc filer jusqu'au jaunâtre, le beige étant légion. Je pénètre dans la matité absolue, dans l'effacement oublié de la couleur. Je suis arrivée là-bas.
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    Et le sentiment insidieux que je suis prise au piège comme un rat, un chacal, un lamentin échoué, un lapin albinos. Le piège Oued Zem. Un labyrinthe qui de surcroît réserve des oubliettes en tous genres. Je pense à des trappes, qui pourraient s'ouvrir sur mon passage.  Ou à des collets me prenant par surprise, après l'angle droit, quand je tourne vers une rue perpendiculaire.
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    Le boulevard est hostile. Slalom entre les nids de poule. A peine sauvée que des plaques métalliques en dos d'âne font cahoter le véhicule. J'évite soigneusement les ronces et détritus traînant négligemment, on ne sait jamais. Soupir de soulagement, s'interrompt aussi sec. Hirsute, un visage se plaque à la vitre. Je sursaute. Se méfier à Oued Zem. Rêve de voiture sur pilotis.
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    La ville joue des tours à sa façon. Largeur exagérée des avenues.  Même abus du côté des contre-allées. Luxe apparent. Ne pas s'y laisser prendre. Les rues m'attendent bras ouverts. Invitation à me vautrer, il y a de la place, prenez vos aises, à pied, en voiture ou en carriole. Mais les étendues de part et d'autre sont de terre jaune et au centre les artères sont bombées de bitume éteint et d'ornières.
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    La médina fait son seigneur, elle me parle d'un temps de la réussite, du succès, de l'abondance qui coulait à corne que-veux-tu, des noces entre le pouvoir et le peuple, entre le travail et la sueur, entre l'argent et les nantis. Mais qui a connu l'âge d'or ?
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    Il n'y a que chaleur sèche et ciel d'ocre, qui s'étend sur terre. Le soleil ne pointe pas, il fait masse. Il est la voûte de la cité, tellement lourd, que l'œil devient borgne à huit mètres du sol. Abdication de l'espoir d'horizon. Lotfi commente. Baisser la tête, la honte cette ville.
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    Soir de cafard pour Oued Zem, un long crépuscule. La ride de Lotfi, celle qui scinde sa joue, se burine un peu plus. On a été abandonné par le pouvoir.
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    On s'étendrait sur le sol et on attendrait la mort. Une ville condamnée.
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    On s'étend sur le sol et on attend. Il ne se passe rien, mais on entend pourtant. C'est d'abord un chuintement, discret, lointain, un bruissement fait de sons inconnus. Et puis, vite, il faut bouger, se protéger. L'ajej est là, l'ajej intraduisible. Lotfi dit : un concept. 
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    Je comprends que c'est un vent, une bourrasque soudaine, une tornade d'à peine un mètre de haut, et que le souffle est chargé de poussière chaude, de sable et de détritus. Qu'en spirale sur lui-même, il gicle en piquant, il choisit les yeux, les jambes, les fenêtres des
    voitures, les passages entre les toiles tendues des échoppes au marché. L'ajej est mouvement, l'ajej est mort, tout à la fois.
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    L'ajej rend Oued Zem encore plus immobile. Comme le souffle d'un ventilateur ne meut que quelques voiles ou papiers, l'ajej ne réveille que l'insipide et l'anecdotique. Il ne sait pas vivifier, il est la mouche du coche, qui échoue lamentablement. L'ajej, un soubresaut.
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    Je prononce le mot Ajej, et les yeux de Khadija s'allument. Une expérience commune, un sauve-qui-peut qui unit, un mot à partager, comme un premier secret ensemble. Mon premier mot de Oued Zem. Khadija ? C'est la sœur de Lotfi.
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    Oued Zem est une ville-fantôme. Je m'apprête à disparaître dans l'anonymat de cette ville sans touriste.
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    Et agités par l'ajej, des mikas, des sacs de plastique marron, des nuées de sacs de plastique marron, qui s'écrasent aux troncs des arbres, aux flancs des maisons, aux pattes de quelque haridelle ou chèvre paissant dans l'aridité des terrains vagues. Ils volètent tels des merles moqueurs, puis se figent en s'étalant, et plus tard reprennent leur vol planant. L'éternité des murs et la dérision du plastique. Le souffle du futile n'entamant pas le néant du solide. Vague crainte de sacs sales se plaquant sur moi.
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    Mika, mika, les enfants mendiants du marché m'ont appris cet autre mot, mika, me proposant de transporter dans leur sac les concombres et les tomates achetés la veille. 
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    Le mika n'est pas l'espoir de Oued Zem. Tout juste sait-il accuser les reliefs, noircir les lignes, enrober les formes. Vidé de ses emplettes, retourné à sa non-consistance, le mika est pourtant l'objet volant de Oued Zem, la trace d'un voluptueux qui aurait pu se gonfler de sève, se charger de vitamines, se gorger de promesses. Mais les mikas viennent s'échouer à Oued Zem. Tous les mikas des migrants arrivés remplis se mettent ici en berne et ne repartent jamais. Terminal au port ensablé.
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    Je voudrais m'échapper ? Je ne le peux pas. Quatre routes partent du centre, quatre routes prêtes à tout, en bon état, au Nord, au Sud, à l'Est, à l'Ouest. Mais où que se tourne mon regard, je sais que ce serait quitter Oued Zem pour me perdre. Car il est ici, cet homme qui me sert de repère.
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    J'ai tenté la remontée vers le Nord, puis me suis arrêtée sur le bas-côté de la route, juste en face d'un hameau. Une petite fille joue dans la cour, assise à même le sol. Elle est absorbée par ses pensées et ne relève pas la tête. Je la contemple un long moment. Et je comprends que l'aventure Oued Zem est à vivre comme elle vient. Que je suis ici pour observer. Et que je n'ai rien à craindre.

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    Alors je rebrousse chemin. Je fais demi-tour, je reprends le chemin de la ville, parce qu'une maison me guette, en quelque sorte ma maison, enfin sa maison.




     


    Regards





    Est-ce le regard de Rabia ou de Monji, ses parents, que j'ai vu d'abord, ou celui de de Khadija, d'Asmaa, d'Akim, de Jamel, de Khalil ou de Malik ? Celui qui me hante, je n'ose le nommer. Tous les regards sont là. Les bouches s'ouvrent et moi qui aime la musique des bouches, je ne comprends rien. Asmaa m'a dit un mot de bienvenue. Mais bien vite, dans les rires, les cris, je ne capte plus que les affects. Alors je regarde les yeux et les sourires. Tous les regards me scrutent légèrement, par à-coups, avec gentillesse et je les cueille avec curiosité, amitié et fatigue. J'aime les regards de cette famille.



    Je remarque aussi les yeux de la petite mendiante. Celle qui me poursuit de ses assiduités au souk du lundi, puis me reconnaît dans la rue le mercredi et me retrouve la semaine suivante. Les yeux exorbités, allumés à l'acide, la colle, le shit, les yeux de l'angoisse, de celle qui ne dort pas, les yeux de la convoitise aussi. Parfois, une lueur de plaisir tente de s'y installer, mais la petite mendiante joue à qui perd gagne, alors cela ne dure pas.



    Elle me repère presque au moment où mes yeux rencontrent son regard. Non sans doute l'a-t-elle fait avant, bien avant. Elle est avec une autre petite mendiante, blonde aux yeux bleus. Elles se collent l'une à l'autre, échangeant quelques mots et me glissant des coups d'œil, par en-dessous. Puis elles s'approchent et commencent à me tourner autour. Sans rien demander, en se poussant et en se parlant.



    Les yeux de la petite m'effraient tout autant qu'ils me fascinent. Il y a de la rapia en elle, la sauvagerie prête à  mordre, la folie dans le regard. Mais la mendiante est encore jeune, un corps d'éphèbe, douze ans, treize ans. Sans doute a-t-elle déjà connu la violence, les mains accaparantes, sans doute s'est-on déjà servie d'elle ? Et pourtant, c'est précisément son imprenable virginité qui me fait la remarquer. Fière, indomptable, aux abois et pour toujours perdue. Elle n'ira pas à l'école. Elle ne connaîtra pas le répit de la sécurité, de l'abri. Une vie déjà scellée, mais une volonté, une farouche détermination.



    Le souk est immense, des kilomètres durant, peut-être mille échoppes par terre. Je marche avec Lotfi et Mila. Me baissant sous chaque toile, attrapant ici quelques poires, ici des tomates ou encore des vergous, ces concombres secs, aux bouts tordus. Puis quand je décide d'acheter chez ce marchand, parce que son étale est le plus beau, je passe de longues minutes à trier, à contempler chaque fruit, chaque légume, rejetant les imparfaits, les pourris, les asséchés. Le pesage rudimentaire est le fruit d'échanges rapides entre le client et le vendeur : un ou deux kilos, les poids de fonte font bonne mesure, quelques contestations, on arrondit, on rajoute une tomate ici, deux olives là.



    Les oranges portent encore leur feuillage accroché. J'arrache une tige qui vient avec un morceau de la peau de l'orange. Densité des couleurs. Les piments, les citrons, les melons d'eau jaunes.



    Je crois en avoir fini avec le souk, mais au-dessus de la colline, l'autre souk commence, la partie braderie, des vêtements à perte de vue. Puis la quincaillerie, les tapis, les objets en tous genres. Les épices, les herbes. J'achète de la sanouge, parce que je connais pas ces grains noirs et que Mila me dit faire une excellente tisane du soir avec ça.  Et Lotfi choisit avec soin la coriandre, la menthe et le ras el Hanout. Il fait quarante degrés à l'ombre, mais personne ne s'en soucie. Les chaudes djellabas protègent du soleil.



    La jeune prédatrice resurgit soudain, elle n'a pas renoncé, me suivant à quelques pas. Je l'avais oubliée. Je la désigne ostensiblement à Lotfi. Il lui parle, celle-ci s'arrête en me scrutant d'un air interrogatif. Que lui as-tu dit, Lotfi ? Que tu peux être méchante, même si tu n'en as pas l'air. Je fronce les sourcils. Elle rejoint son amie.





     

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