• La délation

    Alfredo Jaar

    Spheres of influence, 1990

    Détail

    FIAC 2008

    Crédit Photos Anthropia

     

     

    Hier quelqu'un appelle à la maison.

    - Bonjour, Monsieur X., agent de la Préfecture. (Il ne précise pas laquelle).

    - Oui ? (Moi qui suis française de troisième génération, je tressaille,

    on n'a pas assez dit que le tressaillement est un acquis,

    on apprend à tressaillir de famille,

    on voit, enfant, sa mère tressaillir à la vue du douanier,

    préparer anxieuse les papiers,

    on sent le coeur qui bat de son père,

    qui a senti le coeur de son père battre durant la guerre

    et qui sort ses papiers quand il est arrêté par un gendarme,

    c'est comme ça,

    le tressaillement est une transmission transgénérationnelle),

    je tressaille donc.

    - Je suis à la recherche de votre ancienne voisine, Madame M.

    Même pas un relâchement en moi,

    parce que là, c'est l'autre moi qui se met à réfléchir très vite.

    (Il veut que j'en parle, il n'est peut-être pas plus de la préfecture que moi,

    c'est probablement un employé d'un organisme de crédit,

    je sais que mon ancienne voisine est partie un peu vite,

    qu'elle a eu des impayés, je me méfie donc, délation pas question).

    - Oui, j'ai vu que vous étiez sa voisine, dans votre précédente adresse,

    alors je voudrais lui envoyer un courrier administratif.

    (Il ne dit pas, donnez-moi son adresse, c'est ça que je ressens.

    Il attend que je fasse le premier pas,

    il est malin, une longue pratique sans doute).

    Je réponds. Oui, lui envoyer un courrier administratif ?

    (J'ai appris ça d'un de mes métiers,

    quand j'entraînais mes clients à parler en public,

    la reformulation, la plus neutre possible,

    ne pas sauter sur la perche que tend l'autre,

    attendre et reformuler).

    - Oui, vous habitiez à côté de chez elle, n'est-ce pas ?

    - Oui, Madame M., oui, oui. (Bon jusque là, ça ne mange pas de pain).

    - Vous sauriez où elle est maintenant ?

    - Ah, ben, non, vous savez, nous n'étions que voisines,

    elle ne m'a pas laissée sa nouvelle adresse,

    et puis ça date un peu, vous voyez.

    (Je joue la montre, l'andouille, l'amnésique).

    - Et.... elle avait un compagnon, vous connaissez son nom ?

    - Ah oui, je crois, attendez, bien zut, c'était quoi déjà son prénom ?

    Euh, ah oui, Lionnel.

    - Lionnel ............., vous avez son nom ?

    - Son nom, voyons, ça alors, ça ne me revient pas,

    Mais vous devriez voir ça avec leur propriétaire, lui, il doit savoir.

    - Euh, il est parti vivre à l'étranger.

    (Je sens qu'il plie bagage, merci, Madame, il raccroche).

    Un petit coup de fil, et je me mets à penser à ce jour de mon enfance

    où je me suis jurée de ne plus dénoncer,

    un jour où j'avais par erreur accusée Martine d'avoir volé un goûter.

    Et c'était faux, je m'étais trompée, et j'ai eu la honte de ma vie,

    ma mère a dû venir, j'ai dû m'excuser, je n'aimais pas Martine,

    et j'ai pensé que jamais, non, plus jamais, je ne commettrais de délation,

    pas seulement pour la honte, mais parce que je m'étais trompée,

    j'avais mal vu, et aujourd'hui encore,

    je me demande comment j'ai pu voir un truc qui n'était pas,

    en fait j'ai supposé, j'ai imaginé parce que je la savais pauvre,

    qu'elle avait dû voler, parce que je ne l'aimais pas,

    je la trouvais grande gueule, violente, elle m'avait bousculée,

    plusieurs fois, et je me vengeais ainsi,

    ce n'était pas prémédité, c'était sorti comme ça d'un coup.

    La délation était le fruit de ma détestation.

    J'ai senti les conséquences de mes mots,

    qu'ils pouvaient envenimer, empoisonner, me valoir des problèmes,

    j'ai senti qu'on ne pouvait pas tout dire,

    dans la belle insouciance de l'école primaire,

    qu'on devait plusieurs fois tourner les phrases dans sa bouche,

    avant de dire, c'est elle, Madame.

    j'avais six ans, je venais de découvrir mon inconscient.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     


  • Commentaires

    1
    Vendredi 31 Octobre 2008 à 10:38
    Reformulation
    Reformuler. Une excellente méthode contre les inquisiteurs. Merci.
    2
    Juléjim
    Vendredi 31 Octobre 2008 à 18:22
    Kesquela Martine ?
    Dis-donc toi, qu'est-ce qu'elle t'a fait Martine ? Oh l'autre eh ! N'importe quoi ! ;-))
    3
    Vendredi 31 Octobre 2008 à 20:23
    Ce s'rait-y pas kelkun
    que tu connais ? non ?
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    4
    Juléjim
    Vendredi 31 Octobre 2008 à 21:00
    gzactement !
    J'avais pas six ans quand j'lai connue ma Titine mais ça fait quand même un fameux bail qu'on s'tutoie elle et moi,tu vois...
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