• La fin de l'identité

    Le chevalier jaune

    Crédit Photo Anthropia

     

     


    Lundi

    Je réalise un outil en ligne pour certains clients. Il s’agit d’un questionnaire, certaines questions ne s’afficheront que si on répond oui à d’autres, bref un petit bijou de logique à réaliser.

    Cacher-Afficher sont deux règles entre lesquelles je peux choisir. Le truc, m’explique l’informaticien, c’est que quand t’as une chambre, tu peux mettre dessus interdit à mon frère, à ma sœur, à ma mère, à mon père. Ou bien tu dis simplement, « chez moi ». C’est ça afficher. Et chacun en faisant autant, à la fin, l’outil saura quelles questions afficher. Ça va, vous me suivez ?

    Et tout à coup, je me dis que c’est par là que le débat sur l’identité nationale a pêché. Soit vous dites, La France, interdite à ceux-ci, à ceux-là, comme le fait ce gouvernement depuis des lustres. Soit, vous dites à chaque Français, indiquez, si vous le voulez, sur votre porte le message suivant : « Ici, c’est chez moi », et à la fin, sans avoir eu besoin d’exclure, chacun sait à quoi s’en tenir.

    Mardi

    Quelqu’un me raconte une anecdote terrible. Un juif fait des conférences sur la shoah. Il porte un numéro tatoué sur son bras par les nazis, qu’il montre aux enfants des écoles qu’il rencontre. Au bout de quelques années, il en a marre, il se fait opérer, se fait retirer le bout de peau portant l’inscription, puis le met sous verre et le transporte partout, pour le montrer. Il dit même à son fils qu’il pourra en hériter (merci pour le cadeau). Un jour, il se fait détrousser, le bout de peau est volé. Il devient obsédé par cette perte. Va voir un chirurgien de la peau pour lui demander de lui regraver le numéro sur son avant-bras. Le chirurgien, abasourdi et néammoins casuiste, lui dit qu’il pourrait être accusé de…. « faux en écritures » et refuse.

    Le fils, soulagé, répond à son père déprimé, « j’aime autant, tu sais, je le sentais pas ».

    La morale de l’histoire ? C’est que Lanzmann a raison, l’héritage de la shoah, c’est le témoignage pour que cela n’arrive plus. Pas le numéro d’esclave, non, pas le numéro.

    Mercredi

    Rapport Karski sur Arte par Lanzmann. Drôle d’énergumène, ce Karski, qui se la pète au moins au début. On sent qu’il s’est installé pour vivre à Washington, parce qu’il n’a jamais dépassé ce moment d’ivresse, la rencontre avec Roosevelt. C’est sa vanité, son point aveugle, le climax de sa vie.

    Roosevelt s’est contenté de dire, on interviendra, plus jamais de guerre, on punira les coupables. Je constate que les Alliés sont intervenus, et que le procès de Nürnberg a bien eu lieu. Ce n’était pas parfait. Mais qui a dit que les affaires humaines sont parfaites.

    Le témoignage de Karski invalide pour moi la troisième partie du livre de Haenel : point d’indifférence, voire d’excitation (les jambes de la secrétaire) de Roosevelt devant le témoignage de Karski. Il s’occupe même de l’envoyer chez le rabbin, chez Frankfurter, etc. J’en conclus que Roosevelt savait déjà, n’avait pas besoin de la description détaillée du ghetto de Varsovie ou du camp de Belzec. Sa phrase, les criminels seront punis, renvoie à une décision qu’il a déjà prise, avant la rencontre. Alors bien sûr, du point de vue de Karski, ne poser des questions que sur la réalité agraire de la Pologne ou le problème du vol des chevaux par les nazis, c’est ridicule. Sauf si on accepte l’idée qu’un chef d’état s’informe peu à peu, sans retour arrière sur les points qui lui semblent acquis. La rencontre de Karski avec Roosevelt était l’affaire d’une vie pour Karski, l’affaire d’une heure pour Roosevelt.

    La phrase que je retiens de Karski. Les guerres, on peut les expliquer, il y a des causes, des motivations. La shoah ne rencontrait aucune réalité précédente, c’était impensable, parce qu’impensé jusqu’alors. Frankfurter qui dit, vous ne mentez pas, mais je ne vous crois pas, dit précisément cela. Je n’ai aucune représentation dans mon cerveau qui me permette d’imaginer ça.

    Vendredi

    Sur @si, dans l’émission de Schneidermann, cette phrase est bien expliquée du point de vue neuro-cognitif par Sébastien Boehler.

    Il explique qu’en imagerie cérébrale, quand on demande à quelqu’un d’imaginer, il procède par connexions à des zones souvenirs, comme si on ne pouvait imaginer qu’à partir du passé. Comment imaginer la shoah, quand on n’a jamais rien vu de tel avant ? On ne peut pas.

    Sauf à aller voir, sauf à voir un charnier de corps démembrés devant une chambre à gaz, comme cette photo transmise à moi par Hannah Levy-Haas, une rescapée de Bergen-Belsen, me l’a « imagé » et qui me brûle quand j’ose la regarder. Pour savoir, il ne faut donc pas seulement avoir eu connaissance d’un fait, il faut que ce fait soit reconnaissable par l’esprit, en lien avec un souvenir. Rien de tel quand Karski rencontre Frankfurter. Vous ne mentez pas, je ne vous crois pas.

    Jeudi qui insiste

    Et cet autre numéro, qui me hante depuis deux jours, celui que Simone Weil a fait graver sur son épée d’Immortelle de l’Académie française. Comme si son identité passait désormais par là. Cela ne sonne pas juste. Son identité passe par son expérience des camps, par la mort de sa mère au camp ; le numéro, lui, parle de son esclavage, pas de la femme libérée, rescapée, qu’elle est devenue. C’est faire beaucoup d’honneur aux nazis que de les introduire comme ça, subrepticement, sous la coupole.

    Samedi

    Lu Radicant de Nicolas Bourriaud, l’ancien directeur du Palais de Tokyo. Un livre majeur pour comprendre l’art contemporain, mais surtout pour comprendre le chemin à prendre dans cette altermodernité, où nous devons apprendre à vivre.

    « J’étais assez content d’être un déraciné, avouait Marcel Duchamp à la fin de sa vie. Parce que justement, je craignais l’influence de la racine sur moi. Je voulais m’en débarrasser. Quand je me suis trouvé de l’autre côté, il n’y avait pas de racine du tout, puisque j’étais né en Europe, alors c’était facile. J’étais là dans un bain agréable puisque je pouvais nager tranquillement, tandis qu’on ne peut pas nager tranquillement quand il y a trop de racines, comprenez-vous ? »

    « Sans confondre l’enracinement identitaire (qui distingue entre ‘nous’ et ‘les autres’ en exhaltant la terre ou la filiation) et la radicalité moderniste (qui implique l’humanité toute entière dans un fantasme de recommencement), force est de constater que l’un comme l’autre n’imaginent pas que l’on puisse constituer un sujet individuel et collectif sans ancrage, sans point fixe, sans amarre. »

    La réponse que Bourriaud souligne est celle de Duchamp. « En nageant, comme le fit tout au long de sa vie l’auteur des « sculptures de voyage » ».

    « L’immigré, l’exilé, le touriste, l’errant urbain, sont pourtant les figures dominantes de la culture contemporaine. L’individu de ce début de XXIème siècle évoque, pour rester dans un lexique végétal, ces plantes qui ne s’en remettent pas à une racine unique pour croître mais progressent en tous sens sur les surfaces qui s’offrent à elles en y accrochant de multiples pitons, tel le lierre. Celui-ci appartient à la famille botanique des radicants, qui font pousser leurs racines au fur et à mesure de leur avancée… Le radicant se développe en fonction du sol qui l’accueille, il en suit les circonvolutions, s’adapte à sa surface et à ses composantes géologiques ; il se traduit dans les termes de l’espace où il évolue. Par sa signification à la fois dynamique et dialogique, l’adjectif radicant qualifie ce sujet contemporain tenaillé entre la nécessité d’un lien à son environnement et les forces du déracinement, entre la globalisation et la singularité, entre l’identité et l’apprentissage de l’Autre. Il définit le sujet comme un objet de négociations. »

    La question de l’identité est révolue. Elle appartient au passé. Dans notre altermodernité, nous devons penser le radicant, la création de nos propres racines, l’avancée dans le flou, dans le passager, dans le précaire, dans le versatile, dans l’éphémère, dans l’absence d’un statut permanent.

    Bourriaud ajoute : « Le capitalisme global semble avoir confisqué les flux, la vitesse, le nomadisme ? Soyons plus mobiles encore. « L’imaginaire mondial est dominé par la flexibilité ? Inventons de nouvelles significations pour celle-ci, innoculons de la longue durée et de l’extrême lenteur au centre même de la vitesse, plutôt que de lui opposer des postures rigides ou nostalgiques ».

    Je conseille à tous de lire Nicolas Bourriaud, Radicant, chez Denoël. Un livre qui nous parle enfin de l’après-post-modernité.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     


  • Commentaires

    1
    Juléjim
    Dimanche 21 Mars 2010 à 21:23
    pourquoi ?
    Oui, pourquoi écris-tu : "Le témoignage de Karski invalide pour moi la troisième partie du livre de Haenel" Alors que ce type a eu le culot d'appeler son livre "roman", de préciser que les parties 1 et 2 relèvent du documentaire et/ou du document et que seule la 3e partie est une fiction. Une FICTION, Anthropia, pas la VERITE sur Karski ou Roosvelt. C'est incroyable ce malentendu à propos de ce bouquin qui ne valait peut-être même pas une polémique pareille.
    2
    Anthropia Profil de Anthropia
    Dimanche 21 Mars 2010 à 22:48
    Fiction
    Bon, d'accord, on peut avoir la lecture premier degré : c'est de la fiction, donc cela ne compte pas. Comme pour Jauffret. Mais rappelle-toi que Haenel prétend avoir des valeurs, pris des décisions d'écriture en fonction de ce qui était vraisemblable. Et là après le rapport Karski, on ne s'y retrouve plus du tout. Enfin il me semble.
    3
    Juléjim
    Lundi 22 Mars 2010 à 16:53
    judaïsme
    A propos des "valeurs" Haenel a répété à l'envie qu'il était fasciné par le judaïsme. On peut trouver cela étrange mais sûrement pas dangereux ou inquiétant. Et puis, je ne pense pas que sa vision de l'Histoire fasse autorité. Qu'elle soit fictionnelle ou réaliste.
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    4
    Decotte
    Mardi 23 Mars 2010 à 08:23
    Radicant
    Absolument d'accord avec vous. Ce week-end justement j'ai pu écouter en podcast l'émission Du jour au Lendemain. Invité pour Radicant, Nicolas Bourriaud. 3/4 d'heure hors chemins battus qui font un bien fout. Ci-joint le lien : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/emissions/jour_lendemain/fiche.php?diffusion_id=81561 Bien cordialement Arnaud Decotte
    5
    Anthropia Profil de Anthropia
    Mardi 23 Mars 2010 à 17:47
    Nicolas Bourriaud
    J'ai aussi écouté l'émission, passionnante. Le livre est aussi intéressant que l'émission. http://anthropia.blogg.org
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