• La maison blanche

    Ancre

    crédit photo anthropia # blog

     

     

     

    Le papier calque grand format s’étalait sur la table de la salle à manger, il n’avait pas de table d’architecte. Passée l’heure du repas, il en déroulait la large feuille translucide sur toute sa longueur, la retenant par des palets de métal lourd qui en écrasaient les quatre coins, -quand cela avait-il commencé, le grand dessein, celui de dessiner puis de construire une maison, mon souvenir, j'avais peut-être dix ans, nous n'avions pas de télévision, il n'en avait pas voulu, c’était donc avant soixante-neuf, avant qu’on ne l’achète pour très tard dans la nuit voir l’alunissage, il ne pouvait l'acheter que pour cet événement plus grand que nous, de l’ordre de l’humanité en progrès, le seul spectacle qui mérite qu’on déroge à la règle-. Mais à cette époque pas d’écran, ou alors sur cette table un plan qui s’ébauchait au rotring et à la règle, et puis aussi son écriture si régulière, j’admirais le lettrage, une œuvre d’art, sdb, ch 1, ch 2, ch 3, ch 4, la graphie parfaite et pourtant manuelle conférait aux mots un pouvoir d’incarnation, nous y étions. Le soin apporté au tracé donnait cette sorte de satisfaction, je la ressentais chez lui, il s’y concentrait, c’était la signature d’un beau plan, beau du fait même de ces signes humains sur la rectitude des formes. Je passais des heures à le regarder, il m’apprit à lire la boucle des portes, la double presque une arabesque pour les fenêtres, la hachure pour l’escalier. Naissance de l'abstraction quand elle fait pont dans la tête, l'intuition d'une réalité. 

    La maison était plantée sur un promontoire, un cube et un parallélépipède disposés en L, sur un étage à droite, le reste étant enterré, et deux à gauche, un mur de baies vitrées surmontant le garage. L’ensemble était surmonté d’un toit plat. Les façades étaient rythmées par de légers décrochés qui en cassaient la linéarité de quelques centimètres, ils soulignaient ici une cheminée accolée au mur, là un patio intégré, élargissant l’espace intérieur. Les lignes verticales ainsi apparues modifiaient les deux volumes, en compliquaient la symétrie simple, raccourcissant visuellement la longueur du plus grand. Et puis la curieuse ligne oblique d’un muret, juste à l’angle droit, une avancée supportant l’auvent qui annonçait l’entrée.

    L’originalité d’un bâtiment blanc et moderne, insolite dans un environnement de maisons à deux pents aux murs crépis d’ocre, grosses bâtisses parées pour l’hiver comtois, lui seul s’autorisait le toit-terrasse, doté de couches d’aluminium doublées, troué de vasistas galbés et motorisés, des puits de lumière dans le couloir, les voisins interrogeaient, que ferez-vous aux temps froids, mais tout était pensé, le système d’évacuation, jamais la neige ne vint nous déranger, l’impeccable isolation, les murs avaient triples strates d’isolant, et la circulation de l’air remarquable aux étés continentaux par les ouvertures de toit, une maison d'ingénieur qui se piquait d'architecture. Il me semble que cette oeuvre résumait mon père, des traces de transcendance dans l’horizontalité, son goût pour une géométrie contrariée.

    Mais la modernité affichée ne disait pas qu’à l’endroit de sa construction, on rendait hommage au passé, sacrifiant le verger, le lieu où une famille avait péri sous les bombes, sa famille. Il avait dressé à sa manière un édifice funéraire, son Taj-Mahal à lui. Sans cela pourquoi aurait-il fallu quitter la région, vendre la maison, déménager à peine deux ans après l’emménagement. Comme si plus rien ne le rattachait à ce sol, le rituel étant accompli. 


     

     

     


     



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