• La petite mendiante

    Mircéa Cantor

    More cheeks than slaps

    Credac, Tracking happiness, 2009

    Crédit photo Anthropia

     

    C’est jour de marché. Je remarque une petite mendiante, en fait ce sont ses yeux qui m’attirent. A Oued Zem, elle me poursuit de ses assiduités, je l’aperçois le lundi, puis la reconnais dans la rue le mercredi et aujourd’hui, au souk. Les yeux exorbités, allumés à l'acide, la colle, le shit, les yeux de l'angoisse, de celle qui ne dort pas, les yeux de la convoitise aussi. Parfois, une lueur de plaisir tente de s'y installer, mais la petite mendiante joue à qui perd gagne, alors cela ne dure pas.

    Sans doute m’a-t-elle repérée avant que mon regard ne rencontre ses yeux, bien avant. Elle est avec une autre petite mendiante, blonde aux yeux bleus. Elles se collent l'une à l'autre, échangeant quelques mots et me glissent des coups d'œil par en-dessous. Puis je les vois par un long détour s’approcher de moi. Elles me tournent autour. Sans rien demander, en se poussant et en se parlant.

    Les yeux de la petite m'effraient tout autant qu'ils me fascinent. Il y a de la rapia en elle, la sauvagerie prête à  mordre, de la folie.

    Elle est jeune, un corps étroit d'éphèbe, douze ans, treize ans. Sans doute a-t-elle déjà connu la violence, les mains accaparantes, sans doute s'est-on déjà servi d'elle. Ou pas. C’est précisément cette virginité imprenable qui me fait la remarquer. Fière, indomptable, aux abois. Et moi qui aime les sauvetages en pleine mer, je la vois pour toujours perdue, ici dans la poussière et le sable ; trop grand l’isthme à franchir, impossible. Elle n'ira pas à l'école, elle ne connaîtra pas le répit de la sécurité, de l'abri. Une vie déjà scellée, c’est ça que raconte son regard. Une volonté, une farouche détermination, mais pour rien.

    Le souk est immense, des kilomètres durant, peut-être mille échoppes par terre. Je marche. Je suis arrivée dans l’un des plus grands marchés du Maroc, au pied du Moyen Atlas. Les paysans sont descendus la veille, ont tout installé pour ce rendez-vous dans la plaine. Je me baisse sous chaque toile, attrapant ici quelques poires, là des tomates ou encore ces vergous, concombres secs aux bouts tordus. Quand je décide d'acheter chez un marchand, parce que son étale est le plus beau, je passe de longues minutes à trier, à contempler chaque fruit, chaque légume, rejetant les pourris, les asséchés. Les oranges portent encore leur feuillage accroché. J'arrache une tige qui vient avec un morceau de leur peau. Densité des couleurs, les citrons, les melons d'eau, le jaune à Oued Zem, un jaune frais, comme je n’en ai jamais vu. Le pesage rudimentaire est le fruit d'échanges rapides avec le vendeur : un ou deux kilos, les poids de fonte font bonne mesure, quelques contestations, on arrondit, on rajoute une tomate ici, deux olives là.

    Je crois en avoir fini avec le souk, mais au-dessus de la colline, l'autre souk commence, la partie braderie, des vêtements à perte de vue. Puis la quincaillerie, les tapis, les objets en tous genres. Les épices, les herbes. J'achète de la sanouge, parce qu’on m’a dit que ses grains noirs font une excellente tisane. Pour le repas du soir, je choisis avec soin la coriandre, la menthe et le ras el Hanout. Il fait quarante degrés à l'ombre, mais personne ne s'en soucie. Les chaudes djellabas protègent du soleil.

    La jeune prédatrice resurgit soudain, elle n'a pas renoncé, me suivant à quelques pas. Je l'avais oubliée. Je la désigne ostensiblement à mon ami. Sa petite amie mendiante lui chuchote quelque chose à l’oreille et elles se mettent à fuir. Je tente de les suivre du regard, mais elles disparaissent dans les toiles qui couvrent la colline à perte de vue.

     

     

     

     


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