• La table est bleue

    crédit photo anthropia # blog

     

    « Surdéterminé ». Me souviens très précisément de ce jour de fac où j’ai découvert le mot, c’était un cours de sémiologie sur Barthes, sur S/Z plus exactement, je ne pouvais aller qu’à un cours sur deux, j’en faisais deux fois plus les cours où j’allais, mais du coup mon absence le cours suivant devait se remarquer et le prof me semblait me regarder d’un air bizarre, donc un jour, parce que, je ne sais pas bien pourquoi, je crois que je craignais de me faire recaler sur cette U.V., ou parce que ne fréquenter qu’un cours sur deux me rendait la sémiologie un peu absconse, que je culpabilisais sans doute d’être une étudiante salariée (paradoxe tout de même), enfin toujours est-il qu’un jour j’ai pondu un essai de trente pages, non demandé, mais ça qui était bien dans cette fac, on était d’emblée posé comme chercheur de savoir, les formes d’investissement étaient reconnues, recommandées et les profs savaient s’y ouvrir, donc j’ai écrit un texte qui s’appelait « Qu’attendre de la sémiologie ? », en fait je me souviens d’une autre raison à ce texte, je trouvais que le prof, élève de Barthes, butait parfois sur des apories dans son cours, comme des points aveugles  à lui-même dans lesquels il se débattait, du coup ça rendait la théorie sous-jacente difficile à embrasser, et qu’aussi des passages de S/Z ne me convainquaient pas, par exemple cette métaphore de l’huile que Barthes va chercher pour son carré sémiotique, non, il y avait des points faibles dans ce savoir et je me suis mise à écrire ce que j’en comprenais, ce qui me semblait vraiment passionnant et les zones d’ombre, celles de Barthes, du prof, ou de moi-même dans mon incompréhension. Je ne crois pas que ce soit de la vanité, ça me vient plutôt du tutoiement de Dieu que ma mère pratiquait dans ses prières quand mon père vousoyait, j’ai toujours interrogé le maître, pouvant aussi bien le croire incompétent que génial, mon autorisation de ne jamais accepter une hiérarchie ou une loi que je n’ai trouvée bénéfique pour moi. Et j’ai rendu le paper, bien noté le truc, et évidemment sur les effets-miroirs ça a fait réagir, sans pourtant me convaincre, à nouveau, il me renvoyait mon incompréhension face écran, mais sans plus expliquer, donc zéro partout, balle au centre.

    Pourquoi je pense à « surdéterminé », parce que ce mot prend dans ma vie depuis quelques temps un sens très fort. Attention, « surdéterminé » n’a rien à voir avec la définition du verbe, « influencer quelque chose ou quelqu’un par un choix bien précis », encore qu’on pourrait s’interroger sur la littérature ou les réseaux sociaux, comme facteur psy d’influence, facteur au double sens de « porteur de nouvelles » et d’ « agent semant le trouble », par exemple suis souvent en double conduite devant les tweets, je les lis, les relis pour en voir toute la portée chargée, en vois l’impact en moi, la correspondance avec des affects, des pensées, des doutes que j’ai, en analyse les conditions d’émission, qui pour parler, qui est l’énonciateur, son intérêt, son jeu, avec un D.E.A. Texte, idéologie, société, on est à bonne école, remontent les théories de Lukàcs, Goldmann, Genette, Bakhtine, Greimas, Saussure, Starobinski, etc., ma grande école de pensée, ma fac, souvent on ignore ou on loupe certains aspects, parce que le dialogisme se fait en écho à autre chose qu’on n’a pas lu, au passé qu’on n’a pas connu, idem de tous ces textes sur les sites ou les blogs dont on sent pour ceux plus anciens qu’ils charrient la même épaisseur que ceux récents, qu’ils ont donc été pensés pour d’autres, qu’on nous les ressort de temps en temps pour faire ding dong, mais qu’on n’est jamais qu’un insecte dans la grande danse des mouches au travers des années, grande innocence donc, et influence sans doute, mais jamais autre que celle renvoyée à sa propre analyse, toujours garder son filin et avancer son chemin en pensant à ce qu’on peut laisser influencer, oui, c’est le mot, se laisser influencer, comme on fait un choix, même en reconnaissant la manipulation au passage, mais la lire dans l’ambivalence de l’autre texte ou dans son intention, tendre à ça, détecter les intentions derrière les assertions ou les à-peu-près présentés à soi et faire prudence, pas une grande habitude, mais l’ai apprise avec l’âge.

    Tout ça pour arriver à ce mot « surdéterminé » au sens où je le pense aujourd’hui. Comment dire, j’ai beaucoup œuvré avec l’Ere du soupçon de Sarraute, mon travail de D.E.A. s’intitulait « Critique de la critique », j’ai lu avec des maîtres, sachant à la fois dévoiler sans que le sens ne s’avilisse, jamais compris ces gens qui pensent qu’en analysant on appauvrirait, toujours estimé que la grande fac de mon époque, c’était Paris VIII, une copine arrivée de la Sorbonne me montrait qu’on en était toujours là-bas à texte/biographie de l’auteur, certes ça a son importance, mais ça ne parle pas du texte, ça parle de l’auteur, et puis l'analyse historico-critique, ça perd en proximité des mots, bref je pensais que mes études m’avaient tout appris de la condition du texte, et puis cette année en lisant Proust, j’ai découvert qu’il ne se laissait pas aisément comprendre –au sens d’enfermer- dans ces catégories, c’est la lecture de François Bon, Proust est une fiction, qui sort ces jours-ci en librairie, qui m’a aidée à saisir les strates, la profondeur, les lignes de force du récit, qu’il y avait des tenseurs, une danse des thèmes, une approche hypnotique du texte par sa répétition, sa boucle temporelle jamais complètement fermée, ses translations, ses mouvements qui n’ont rien de browniens, la perception des paysages, des personnages en répliques, et ça a ouvert dans mon écriture quelque chose en lien avec ce mot « surdéterminé », ça m’a fait écrire mes textes dans une polyphonie, au sens de Bakhtine, le dialogisme, mais aussi dans cet entretien infini entre les niveaux de pensée, les correspondances internes, la contradiction, l’ambivalence, la tension intérieure en résonnance avec les mots, tout ça investi dans le corps du texte, et curieusement, la poésie m’est revenue, celle à côté de laquelle j’étais passée à la fac, celle de mon adolescence ou des grands moments de ma vie, ces temps d’intense intensité, je crois que j'avais négligé la poésie.

    Suis allée glaner ce texte qui dit cérébralement mais aussi poétiquement quelque chose de ce travail que je n’avais pas fait.

    « Dans chaque réseau, les unités (phonétiques, sémantiques, syntagmatiques) se présentent comme des sommets (signifiants) d’un graphe (infini du code total), de sorte qu’ils sont des éléments surdéterminés du processus signifiant. De plus, chaque sommet est multidéterminé, c’est-à-dire qu’il renvoie nécessairement à un autre sommet (rapport corrélatif), ce qui en fait un système dialogique. Ainsi, les signifiant sont mouvants, c’est pourquoi la structure signifiante qu’ils forment (le langage poétique) est un gramme mouvant; un paragramme.

    …le langage poétique permet d’échapper au caractère figé de la signification du langage courant. Par exemple, la phrase « la table est verte » prononcée lors d’une visite chez un marchand de meubles renverrait, dans le langage courant, à un objet « table » qui est « vert ». Le même ensemble inséré dans un poème pourrait renvoyer à bien d’autres choses : « table de la loi », « espoir », « nature », par exemple; l’univocité (rapport 0-1) est ici impossible. Le signifiant n’a pas de sens figé (monologique), il obéit à la loi de la permutation. Cette action du signifiant (action paragrammatique) permet, tout comme l’a démontré Saussure avec ses anagrammes (voir Starobinski, 1971), de chercher la signification « à travers un signifiant démantelé par un sens insistant en action » (Kristeva, 1969c : 231). Tout comme la logique des anagrammes (au sens propre) consiste à transposer les lettres d’un mot pour en former un autre, le paragramme se compose de sommets dont la signification, parce qu’elle s’actualise dans la corrélation, reste tributaire d’une logique de la pluri-détermination du sens. Aussi, le langage poétique est-il non seulement un lieu signifiant dynamique (paragrammatique), mais également le lieu de l’infinité des possibles signifiants en vertu de la liberté combinatoire qu’il met en place. Le langage poétique est la seule pratique linguistique qui transgresse la loi (0-1) ou, pour mieux dire, le découpage linéaire du signe en Sa-Sé (signifiant-signifié). »

    In Johanne Prud’homme et Lyne Légaré (2006), « Sémiologie des paragrammes », dans Louis Hébert (dir.), Signo [en ligne], Rimouski (Québec)

    Ce que  j’ai découvert cette année c’est la conclusion que je n’avais pas écrite à ce « Qu’attendre de la sémiologie ? », cette possibilité d’un texte à l’intérieur du texte de prose, un dialogue qui se nourrirait des mots de la surface pour les circonvenir (ô le doux mot, tourner autour), leur faire rendre leur jus comme on exprime le coing dans son torchon poreux, ce tremblement du réel que j’appelais de mes vœux, la vibration qui ne soit plus d’un bébé le réflexe de succion, mais bien l’acte d’auteure, d’amoureuse des mots, le voici, quelque chose qui suscite la compétence d’intuition et de suggestion, qui échappe au lecteur innocent, qui ne fait pas pour autant du lecteur averti un coupable, le texte qui résiste, qu’aucune découpe des mots en quatre ne saurait démontrer, peut-être ce que d’aucun appelait l’infra-texte.

    Et comme toujours pour moi, la compréhension invite à l’autre part, celle de la vie, développer cette subtilité gagnée dans toutes les strates du quotidien, la poésie à la fenêtre, clair-obscur d’un appartement, couleur et sensibilité. 

     

     

     

     

     


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