• Le propriétaire

    crédit photo anthropia # blog

     

    Le propriétaire l’avait peinte lui-même, cette barrière. S’il n’avait protesté longtemps de son rêve d’écrire et de peindre, on aurait pu croire qu’il n’avait eu de goût que pour la technique et comme drapeau, cette barrière, et peut-être y mettait-il d’autant plus d’énergie et de savoir-faire qu’il n’aura su peindre dans sa courte retraite que la moitié d’un tableau, celui d’un mur dont on voit encore le dessin de ce que manque ; les pierres s’enchâssent d'abord en roches rousses, puis s'évade le gris, géométrie d'une couleur en devenir, un mur s'évanescant sur la toile blanche, trace de l’absence qui l'a frappée, et pour l’écriture, le grenier n’a jamais révélé où se situait le manuscrit que sa cousine avait dit, perdu sans doute. Que pouvait le jeune homme sidéré dans sa mémoire sinon humer pour toujours l’air à souffre, alors les mots aimés avant maturité obligée, disparus.

    De ses libres instants, toujours à fabriquer, forger, il gardait d’un apprentissage auprès de son père, le goût du fer forgé, les poignées sont là, et couder les tubes, souder ces V contre la défaite. Est-ce de lui aussi, l’envie de copier l’air du temps, les formes, il gardera de cet appétit du moderne l’art du jeter, il a jeté beaucoup, le petit salon bridge aux fauteuils de cuir vert, le bibus de bois noir aux douze volumes du dictionnaire, qui trônait à côté, les trois longues plumes de paon dans ce long vase sombre de métal martelé, qui donnaient à l’ensemble un côté années folles, même la lourde table de salle à manger de bois massif aux bords ronds avec ses chaises assorties, si lourdes à porter quand il fallait balayer. Tous jetés, sauf les dictionnaires.

    Il avait fait tabula rasa, on est dans ces temps où le design surgissait et ses matières de l'époque, skaï et synthétique, remplacèrent le cuir. Il avait l’amour du plastique, de son odeur, de la pellicule transparente qui enveloppait les fauteuils noirs et gris, -les poils gris du salon, l’odieux aspect de ces sièges à pelage-, son kitsch, une provocation, résista de justesse au papier peint soixante-dix orange, et plus tard dans la maison blanche, recouvrit les murs d’agglo façon Mahogany grands hôtels, reddish-brown tropical hardwood, nous avions des lambris dans notre grand hôtel, il avait rapporté l’idée de ses voyages professionnels.

    Dans un autre genre, il avait repeint le toit et les murs de la vieille maison d’une peinture de l’usine, pimpants comme une 404, les tuiles mécaniques avaient perdu leur orange, étaient devenues d’un brun suspect, rien du mordoré des lauzes à l’ancienne, ni de ce marronné gris des tuiles canal chic bon genre, elles étaient laquées brillant comme le blanc des murs de la maison, plus faciles à nettoyer, lui riait, tu prends ton jet et la maison est comme après le lavage-auto. Chez nous, on lavait la maison tous les mois. Vaguement honte de cette fantaisie, regardais les voisins quand les voisins regardaient l’arroseur de l’auto immobile. Qu’est-ce que je comprenais, un « ça n’se faisait pas », peut-être lu dans les yeux muets de Bettina. Il n’en avait cure, jamais soumis aux conventions, n’avait pas de temps à perdre.

    Il possédait tous les métiers, creusait les fondations et armait le ciment pour les murs du chemin, coulait le béton, avait acheté sa bétonnière, fort utile tout le temps que dura le chantier de la nouvelle maison, dirigeait les ouvriers qui posaient le bitume et ceux de la pelleteuse en verger plus tard.

    Tous les métiers, sans en avoir jamais appris aucun, de ces manuels, ce qui faisait que chaque objet possédait ce je-ne-sais-quoi, jamais parfaitement ce qu’aurait fait un artisan, toujours une touche différente, pas raté non plus, mais non-conforme, sa technique jouait toujours un petit tour à sa manière, pas patinée façon classique, maîtrisée mais pas dans l’art du compagnon. C’est que son apprendre venait de l’imprégné, pas de l’inculqué, comme en bain du pays, la langue pénètre. Il devrait faire avec son apprendre au retour d'Indochine.

    Il était homme-orchestre mais d’un orchestre à tour à bois, à établi, à ponceuse et perceuse, le toc-toc de la mixeuse de ciment, manutentionnaire des sacs de cinquante kilos, charrieur de sable, porteur d’eau, il dirigeait ses musiciens (la plupart du temps, lui, et nous aussi, à tenir, à attendre, à passer la clef, le seau, les clous) d’une main de maître, savait ce qu’il voulait, le chantier de sa vie, des projets techniques, le risque de sa vie, des achats en tous genres, le garage devint un atelier, l’atelier prit ses extensions.

    Combien de temps à déménager tout ça qui avait emménagé dans une maison proche de Paris, j’ai vu les ferrailleurs, les ai beaucoup fréquentés, qui veut de ma scie circulaire de la petite scie sauteuse et de ce bloc-moteur ?, jamais eu autant à consulter les lexiques de termes techniques pour rédiger les annonces sur ebay, et tous les ustensiles de sa cuisine souterraine, rangés selon dessins au mur, l’objet accroché on ne voyait rien dépasser, parfaite concomitance du patron, n’en manquaient pas un pour concocter les plats du jour, sans parler des kilomètres de poutres, planches, laine de verre, plaques de placo, cornières métalliques, lavabo à installer, baignoire pour future salle de bain à l’étage, m2 de carrelage, paquets de lames de parquet à poser, achetés en promo pour le second permis de construire, j’ai tout débarrassé, vaguement coupable, l’impression d’enterrer son âme technique, cette énergie à prévoir, ses mains usées d’avoir su faire, le revers lumineux du passé, et, sans doute que, dans l’obsolescence des objets invendables, vu revenir les fantômes qu’il portait, je l’enterrais lui et les autres, ceux que je n’avais pas connus, obsolètes et invendables.

    Pour me sauver, un ami artiste passa et remplit sa voiture, retour de la technique à l’art, et pour me remercier, me promit un ours, une sculpture d’ours dans le bois, un massif, un volumineux, en bois clair, comme un de ceux vus à l'une de ses expositions, je m’étais promis qu’il serait le premier d’un bestiaire, en ai rêvé de ce recomposé, l’ai imaginée cette famille, celle de l’ours, du saumon et de l’oiseau. Compte bien aller la chercher un jour.


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