• Naissance d'un fantâme II

    sculptures de pierre

    Roland Mousquès

    Le Vialas

    crédit photo anthropia # blog

     

     

    Ils entrèrent dans la ville la main dans la main, ils ne savaient à quel moment du voyage leurs chemins s’étaient trouvés, malgré l’affluence sur les routes et ces gens qui guettaient, c’était un temps d’exil généralisé, personne n’aurait su dire, pas plus eux que les autres, quand leur rencontre avait eu lieu, ils marchaient sur la route, chacun de son côté, et tout à coup on les avait vus se tenir la main, et c’était au moment où les premières rues de la ville étaient apparues, et c’était un matin bleu et transparent, et l’image comme en flash avait dissous la vision et s’était imposée à tous, on avait là à faire à un pur fantâme.

    Comment l’avait-on su, puisque le fantâme n’avait alors jamais été conçu, peut-être au détour d’un poème d’aucun en avait fait naître la fumerolle, mais on ne savait rien ni du terme, ni de ce qu’il signifiait. Et pourtant il ne fit aucune doute pour personne à leur vue qu’ils étaient  le premier fantâme connu à ce jour, que la chose répondait en tous points à la définition du concept « fantâme », mais laquelle, qu’on l’avait vu germer de leurs deux imaginaires ou plutôt fondre sur eux dans la simultanéité d’un échange, car le mot faisait exister la chose par auto-engendrement, un énoncé performatif, « que cela soit » et cela est, une nomination.  Et les autres virent que cela était tel et bon.

    Encore que tout n'était pas si clair, le fantâme remarqué avait-il une identité propre, le couple se cachait-il derrière l’objet lumineux aperçu, ou bien chaque membre du couple était-il devenu un fantâme dans certaines conditions d’émergence et il y en aurait deux qui se promèneraient quelque part, un témoin de la scène parla d’une résurgence d’espace-temps, une réminiscence, l’ombre de leurs âmes formant un ensemble distinct de leurs deux existences, si bien qu’il souhaitait creuser la nature exacte, paradigmatique ou synchronique, du fantâme, un autre penchait pour un fantâme produit d’une alchimique fusion des deux créatures réunies en une seule entité, les deux s’abolissant dans l’Un, on interrogeait là le cœur même de l’idée, mais rien n'était arrêté, l’extrême fulgurance de l’éclair n’avait pas permis un rendu très précis, et le mystérieux partage de connaissance entre tous ceux qui en avaient été les témoins n’était pas la moindre énigme de cette affaire.

    On chercha bien sûr à en savoir davantage, à comprendre les conditions requises pour l’apparition de cette forme, en avait-on trace dans un calendrier visionnaire de quelque cosmogonie échappée d’une littérature ancienne. En fait, le phénomène était totalement inconnu et ce qu’on tenait était seulement le fruit de l’observation et de l’écoute.

    Ainsi fut-on capable par tâtonnement phonique de définir la configuration à la source de l'idée, deux fantasmes qui s’étaient entrechoqués à l’orée d’une ville, des fantômes en poids sur leurs épaules, et une commune aspiration d’âme-sœur, cristallisation qui n’arrivait qu’assez peu souvent, à vrai dire jamais jusqu’à ce jour, sans doute pour ça qu’on n’avait pas eu à inventer le mot jusque-là. 

    Mais une fois conçu, il prit une telle évidence qu’on eut très vite envie de l’inscrire au Dictionnaire Virtuel de la Langue.  Le DSM sorti cette année-là, cela faisait bien longtemps qu’on ne le numérotait plus, avait souhaité l’inscrire comme diagnostic, mais comme on ne savait à qui attribuer les symptômes, on avait juste les traces mnésiques chez les observants, il manquait des signes cliniques, et qu’après tout un seul cas ne constituait pas à proprement parler une pathologie générique, quoique par ailleurs des mauvais coucheurs auraient penché pour rattacher le tableau clinique à des maladies déjà fort bien répertoriées, que le débat n'était pas clos, on n’en trouva pas trace cette année-là dans le DSM. Fallait-il le regretter ?

    On se rabattit donc sur les premières déductions : le trois-en-un (fantasme/fantôme/âme) amena les chercheurs à s’interroger sur les caractéristiques de la ville qui en avaient favorisé l’occurrence. Et là, peu d'évidences, mais on acquit très vite la certitude que la ville était un paramètre important qui avait permis l’événement. On avait remarqué qu"elle ne se distinguait pas de loin, elle ne figurait sur aucun panoramique, elle ne constituait pas de ligne d’horizon, mais se donnait en toute présence au dernier moment de l’approche. On devinait les faubourgs quand on y était déjà parvenu, certains disaient qu’on pouvait la voir depuis l’île qui se trouvait à l’est, mais après repérage ce n’étaient que les hauts bords d’une des rues des quartiers sud. On attribua donc à la ville et à son absence de skyline, à cette perception d’être dans la ville sans s’être vu l’approcher la possibilité du fantâme, être dedans avant même d’avoir pu le penser.

    Puis on s’avisa que certains habitants du quartier nord, notamment ceux de tours de dix-huit étages, -une règle d’urbanisme avait limité la construction en étages à la hauteur maximale de cinquante mètres, soit des immeubles de dix-huit étages-, que ces habitants surtout ceux des plus hautes terrasses avaient, eux, certaine vue panoramique de la ville, et pouvaient même s’en faire une représentation planisphère. Mais un chercheur calma l’effervescence née dans la communauté à cette perspective de pouvoir créer un plan de la ville du fantâme, ils n’avaient jamais que la vue relative de l’endroit où ils se trouvaient pour observer, on ne pouvait ainsi qu’obtenir une représentation partielle et déformée de la ville. On en conclut donc que pour que ce fantâme ait pu faire irruption, il fallait que la forme double approche une ville perceptible au dernier moment, sans skyline, dont certains habitants ont un point de vue surplombant, mais toujours de l’intérieur, à une certaine hauteur et dans une certaine périphérie par rapport au centre, et que c’est précisément cette imperfection de vision, cette impossible unification, voire cette absence de centre, qui allumait comme des feux de Bengale dans le ciel faisant voir des choses qui n’existaient pas, ou sentir des choses qui existaient mais ne se voyaient pas.

    Encore qu’à ce sujet, des études étaient en cours.

     

    (feuilleton à suivre)

     



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