• Ciel jaune à Prague. Un homme jeune. Il saute dans un tramway à la gare centrale et prend la direction des faubourgs. Il vient de quitter le vieux cimetière juif de Prague. Il n'a pas trouvé ce qu'il cherchait.



    La promenade touristique du cimetière l'a indigné. Ici les badauds visitent les morts comme les cimaises d'une exposition. C'est pittoresque un cimetière. Avec le jeune homme, ils sont nombreux à être venus. Ils marchent sur une étroite bande de ciment et touriste derrière touriste suivent le chemin tracé entre les tombes. Dans ce cimetière-là, on ne saurait divaguer, on est tenu de respecter le cheminement. On suit un à un la foule qui s'égrène. Lenteur et fausse solennité.



    Le mouvement vient des pierres tombales, disparates, en folie. Renversement de l'âge, fouillis du vieux. Un pêle-mêle de pierres grises. Quelques lettres hébraïques vous rappellent qu'ici reposent, enfin, qu'ici gisent les morts juifs de Prague, les vieux morts juifs. Ciel vert de gris.



    Quant aux morts plus récents, ils ne sont plus là. C'est ce qu'on découvre après avoir visité le vieux cimetière juif. Il y a un autre cimetière, tout neuf. Mais c'est loin. Là-bas tout au bord de la ville.




    L'homme jeune est inquiet. Le tramway file le long des quartiers, bordés d'immeubles de pierre blanche. Chaque station peut être la bonne. Il hésite. Il ne se concentre pas sur la traversée de la ville, mais sur le nom des stations qu'il faut parvenir à lire quand on est à l'arrêt. Une enfant ne cesse de rire sur le siège en face de lui. Puis elle tape de ses pieds le skaï de sa banquette. Sa mère la regarde d'un air indulgent.




    L'homme se laisse distraire par les hommes dans le tram. Allure de jeunes novices sombres, gueules efflanquées. Dans cette ville, ce sont les femmes qui bougent. Elles créent, s'activent. Question d'équilibre, peut-être. Contraste de Prague.




    Le chauffeur du tram se retourne pour lui faire un petit signe. Vous êtes arrivés. Cimetière de Prag-Straschnitz. L'homme descend presque apeuré d'être au bout de ce nulle part, qu'on trouve toujours dans les grandes villes. De larges perspectives, au loin des immeubles cubiques, tout près, quelques arbres glabres. Il lui faut traverser le lacis des voies de tramway. Puis s'approcher d'un imposant portail qu'il franchit. Il est à l'intérieur du cimetière, cathédrale de verdure et d'avenues de gravier gris. Il demande son chemin. Il se perd à plusieurs reprises, aucune indication, et finit par trouver l'allée.




    Le caveau est là. Arrivé devant lui, il s'incline et lit : Dr. Franz Kafka, Hermann Kafka, Julie Kafka.





    Humidité de l'air, l'homme jeune frissonne. Il relit pour être sûr. Kafka gît là, coincé dans l'étouffoir paternel. Est-ce la vérité du grand K., le dernier mot ?



    Dégoût pour cette promiscuité. L'homme jeune est jeune. Sa théorie de la liberté est récente. Il y croyait lui à l'indépendance de son idole, à sa parole subversive. Que penser du côte à côte imposé, du génie rattrapé par le mélange des vers ? Quand t'es-tu trahi, Kafka ? Tu es poussière et à SA poussière tu es retourné.  Docteur petit garçon, est-ce parce que tu n'as pas su lire ta lettre au père que tu te retrouves gisant là, condamné à la tentative de dire ad vitam aeternam ?




    L'homme est abattu. Bruit de bronze dans sa tête, une statue déboulonnée. Disparition d'une illusion. Son Chouka, oui, son Chouka, celui qu'il lit chaque soir, dans un Journal aux pages grises et fatiguées, Chouka est sous ses pieds, enfermé comme dans une cellule, à jamais.




    Prisonnier du père. Quittes ton père et ta mère. Non, l'échec.




    Et lui revient cette phrase volée au Journal qu'il murmure.


    25 octobre. Le premier signe d'un début de connaissance est le désir de mourir. Cette vie paraît insupportable, une autre, inaccessible. On n'a plus honte de vouloir mourir ; on demande à quitter la vieille cellule que l'on hait pour être transféré dans une cellule nouvelle que l'on apprendra à haïr. Un reste de foi continue en même temps à vous faire croire que, pendant le transfert, le maître passera par hasard dans le couloir, regardera le prisonnier et dira : « celui-là, vous ne le remettrez pas en prison, il viendra chez moi ».



    Pour la première fois le jeune homme en rit. D'un rire hésitant entre le cynisme et  la délivrance. Le rire que K. a dû avoir en se relisant. Quelle bonne blague. L'espérance, rance, rance.  Voilà, K. est désormais avec le maître, à sa table, au fond du trou.



    Le malentendu Kafka. L'homme jeune donne un coup de pied rageur dans la pierre tombale. Kafka le grand n'est que ce petit-là. Dépit. Ciel brumeux tout à coup.



    Oh, il s'en doutait. Il s'était déjà débattu avec cette fausse image qu'il avait d'un grand Kafka, d'un Kafka de génie. Tout était venu de Marthe R. Elle avait arrangé la traduction. Traditore. Quand  K. se gaussait de lui-même, manipulait le rire subversif, le rire qui vous soulève et vous met les larmes aux joues, quand K. cinglait ses lignes d'un humour désespéré, Marthe R. dépouillait, assombrissait, jouait la sobriété. Bien tentant ce K. du soleil noir. Et l'homme jeune s'y était laissé prendre. Il ne lisait pas l'allemand.




    A présent, le ciel menace. Comment faire confiance à un homme qui n'a pas pu s'échapper de sa prison ? Quel crédit accorder à un homme qui choisit si mal ses amis ?




    Tomber de haut, l'illusion tombe. Comme sa maison de Prague dans laquelle tout n'est que jouissance dans le déduit : la maison dont on touche les deux murs en étendant les bras, la ruelle minable dans la pénombre du Château, les douves qui font aspirer au suicide par le vide. Comment ne pas rager en comparant cela avec la maison du maître sur la grand place. Jouïr de l'étriqué, faire avec l'humilité.



    L'humilité oui, mais pas l'humiliation.



    L'homme jeune se dit qu'il faut admettre l'humble chez Kafka  Que cette humilité fait humus, qu'elle irrigue, qu'elle nourrit.  L'humus est partout à Prague, même dans  la perte des traces de K., dans l'oubli de lui qu'enterre la ville.



    Avec l'humble, le rire, pour triompher au-delà des apparences. C'est cela que l'homme jeune est venu comprendre ici. La grandeur de K. gît dans le peu, le peu  d'un petit homme et de son petit chemin de la cellule à la cellule finale. Elle gît aussi dans l'humour qu'il faut pour se moquer de cette petite aventure qu'est la  vie.  Ces mots-là échapperont pour toujours au tombeau du père.



    L'homme se baisse pour contempler une herbe folle qui pousse entre les pierres. Une fourmi s'éloigne et disparaît.


    Prag-Straschnitz


     


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    Il était une fois une assistante de vie, qui avait pour métier singulier de l'être pour la Reine. Le Royaume importe peu, c'était dans un pays lointain, au-delà des collines et des montagnes, au-delà des rivières et des océans.

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    Une assistante de vie ? Qu'est-ce à dire. Une personne de confiance, qui se penche chaque matin sur votre sommeil et délivre les gestes délicats qui vous aideront à vous coucher ce soir. Chez cette altesse, on dira la Reine-Mère, pour bien marquer son âge, l'assistante de vie était nommée habilleuse. Sandra, c'est son nom, était l'habilleuse de la Reine.

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    Chez Madame Leroy ou Monsieur Sang-bleu, les Sandra en arrivant le matin ouvrent grand les fenêtres, puis s'occupent de la toilette, pas médicalisée, celle-là est réservée aux infirmières ; il leur arrive aussi de changer les poches urinaires, les protections, et tout ce qui fait les bons moments du métier. Elles habillent, préparent le petit déjeuner, font le ménage, les courses, préparent le déjeuner, organisent des petits jeux pour stimuler la mémoire et accompagnent au club du 3ème âge.

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    L'assistante de vie de la Reine n'a qu'un seul rôle : l'habiller. S'occuper plus largement des vêtements de Son Altesse, de recoudre les boutons ou les diamants qui parsèment la robe de bal, de repasser les toilettes pour qu'elles soient toujours impeccables. La Costumière royale est logée chez l'habitant. Au Palais, elle occupe une chambre sous les toits. Mais comble du luxe, n'est pas chargée de garde-robe qui veut, ses appartements font trois-cent mètres carrés de surface. Car le sanctuaire de l'assistante de vie de la Reine comporte un énorme vestiaire, vêtements d'hiver, vêtements d'été, accessoires, chapeaux, gants, ceintures et sacs à main,  bijoux et objets du quotidien, le menu trousseau d'une sérénissime. On peut donc dire sans médire que Sandra dormait dans un placard.

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    La jeune fille dont je parle a trouvé le poste dans les petites annonces. En quelque sorte par hasard. Mais son CV est glorieux. Ancienne costumière de théâtre, elle se trouve être la petite-fille d'une gouvernante des enfants d'un Roi d'un Royaume voisin, elle-même noble. Ce qui vous l'avouerez est une chance singulière. Elle a donc obtenu cette charge symbolique, comme on se transmettait aux siècles d'avant les révolutions, de grand-mère en petite-fille, les postes de videuse du pot, d'ouvreuse de fenêtre, de grand chambellan du coucher. Oui, cela saute toujours une génération, la transmission. Elle a donc été embauchée.

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    Et la ritournelle des jours et des saisons s'est mise en route. Dévêtir la Reine, retirer ses vêtements de nuit, puis lui présenter ses sous-vêtements, les collants, les pulls, les blouses, les jupes, les cardigans. Frôler le corps de la reine et humer ses odeurs. Le quotidien d'une assistante de vie.






    Ce qui changeait, juste un détail. La Reine jamais n'oubliait qu'elle était la Reine. Comment enfiler les collants à une Reine. Ne pas la regarder dans les yeux, faire des petits gestes rapides, trouver un style entre elle et elle pour que jamais le spectre de l'intime ne se dresse entre elles. La Reine jamais n'oublie qu'elle est la Reine.

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    Un jour, dans l'Abbaye où elle avait été autorisée à s'asseoir, à l'occasion d'une cérémonie où la Reine-Mère au bras de son petit-fils remontait l'allée centrale, Sandra avait ressenti toute la puissance de sa position. Quand la Reine-Mère l'avait frôlée, à son passage, Sandra avait humé et reconnu l'odeur de vieille, l'odeur qu'elle fréquentait au jour le jour, les algues d'entre-jambes, les arômes de sueur mélangés aux essences rares, les acidités d'aisselles, l'odeur d'un corps qui passait dans ses mains. Elle en avait fermé les yeux, tant elle éprouvait une forme de triomphe, en ce qu'elle seule connaissait l'intime de la Reine, maîtrisant les suaves remèdes à cette carte des senteurs qu'il fallait sceller à tous.

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    Oui sitôt le vertige de cet insigne privilège l'avait-il saisi, Sandra  s'en effraya. Car elle avait appris que la Reine jamais ne cédait d'un iota de sa royale suprématie et qu'il ne fallait pas, au grand jamais jamais, qu'elle fût prise en défaut d'humer. Elle se devait de fermer les narines, d'oublier l'haleine. Elle jouissait dans le déduit de l'éphémère instant. Car tel était l'interdit absolu : la Reine ne transpire pas, la Reine ne révèle pas le parfum du grand âge. Pas de lèse-majesté, verboten de sentir ; Sandra savait qu'elle devait lui cacher l'intense émotion qui la saisissait.

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    Le corps de la Reine est un socle, ce lieu public, cette institution, ce monument, qu'on entoure d'égards et devant lequel on s'agenouille. Mais aussi un oiseau farouche, jamais apprivoisable. Pas de travaux d'approche, jamais de relâchement. La Tour, prends garde, ne se laisse pas prendre. Orgueil de caste, depuis l'enfance. La Reine est une île, mystérieuse et imprenable.

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    (A suivre)



     


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  • Dans la ville

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    Sur la carte postale de l'époque coloniale c'est une gare, Oued Zem.


    Une modeste maison aux murs d'ocre jaune. Et devant les rails d'un chemin de fer, quelques colons à casque blanc semblent patienter. Pas de train visible. Oued Zem est attente. Latence de chacun, ni espérance ni projet, l'ennui Oued Zem.


    Lotfi avait dit : je vais te faire connaître Oued Zem, la ville la plus inattendue qui soit. C'est là que j'ai grandi. Et je l'avais suivi. Pourquoi ? Je ne le sais pas.
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    A présent, je contemple des maisons à perte de vue, des petites d'un étage, puis sur plusieurs mètres des maisons de trois étages, rarement de deux. Des carrées, des rectangulaires, toutes sans toit.
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    Maisons de Maroc. Certaines à balcons ornés de mosaïques, qui se fondent dans le gris et dans l'ocre. D'autres à colonnades ou à arches simples, à fentes larges ou à myriades de fenêtres toutes différentes, non alignées. A portes découpées en dentelle ou à portes de bois sculptées. Diversité qui surprend, tentatives de m'as-tu-vu, envolées baroques d'ornements, mais laissant toujours deviner, quelque forme qu'aient les balustrades qui bordent les façades en leur sommet, la permanence d'un toit-terrasse offrant son visage au ciel de nuit. Pas de moucharabieh, on ne guette pas à Oued Zem.
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    Ce n'est pas seulement le passé qui donne le ton sépia à la photo, c'est Oued Zem qui est teinté de poussière. Oued Zem est un instantané d'avant-hier, immobilisé, fossilisé. Quelques arbres gris aux troncs enduits de peinture blanche jusqu'à terre. Pour les protéger des insectes, dit Lotfi. Les arbres ne poussent pas, ils descendent sur terre en stalactites ensablées. Ils ne sont pas encore tombés en cendre, mais combien de temps faudra-t-il attendre ?
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    De la voiture, je note le blanc cassé, partout cette fausse blancheur, celle qui ne trompe personne. On n'a pas le luxe de repeindre ici. On laisse donc filer jusqu'au jaunâtre, le beige étant légion. Je pénètre dans la matité absolue, dans l'effacement oublié de la couleur. Je suis arrivée là-bas.
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    Et le sentiment insidieux que je suis prise au piège comme un rat, un chacal, un lamentin échoué, un lapin albinos. Le piège Oued Zem. Un labyrinthe qui de surcroît réserve des oubliettes en tous genres. Je pense à des trappes, qui pourraient s'ouvrir sur mon passage.  Ou à des collets me prenant par surprise, après l'angle droit, quand je tourne vers une rue perpendiculaire.
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    Le boulevard est hostile. Slalom entre les nids de poule. A peine sauvée que des plaques métalliques en dos d'âne font cahoter le véhicule. J'évite soigneusement les ronces et détritus traînant négligemment, on ne sait jamais. Soupir de soulagement, s'interrompt aussi sec. Hirsute, un visage se plaque à la vitre. Je sursaute. Se méfier à Oued Zem. Rêve de voiture sur pilotis.
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    La ville joue des tours à sa façon. Largeur exagérée des avenues.  Même abus du côté des contre-allées. Luxe apparent. Ne pas s'y laisser prendre. Les rues m'attendent bras ouverts. Invitation à me vautrer, il y a de la place, prenez vos aises, à pied, en voiture ou en carriole. Mais les étendues de part et d'autre sont de terre jaune et au centre les artères sont bombées de bitume éteint et d'ornières.
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    La médina fait son seigneur, elle me parle d'un temps de la réussite, du succès, de l'abondance qui coulait à corne que-veux-tu, des noces entre le pouvoir et le peuple, entre le travail et la sueur, entre l'argent et les nantis. Mais qui a connu l'âge d'or ?
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    Il n'y a que chaleur sèche et ciel d'ocre, qui s'étend sur terre. Le soleil ne pointe pas, il fait masse. Il est la voûte de la cité, tellement lourd, que l'œil devient borgne à huit mètres du sol. Abdication de l'espoir d'horizon. Lotfi commente. Baisser la tête, la honte cette ville.
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    Soir de cafard pour Oued Zem, un long crépuscule. La ride de Lotfi, celle qui scinde sa joue, se burine un peu plus. On a été abandonné par le pouvoir.
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    On s'étendrait sur le sol et on attendrait la mort. Une ville condamnée.
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    On s'étend sur le sol et on attend. Il ne se passe rien, mais on entend pourtant. C'est d'abord un chuintement, discret, lointain, un bruissement fait de sons inconnus. Et puis, vite, il faut bouger, se protéger. L'ajej est là, l'ajej intraduisible. Lotfi dit : un concept. 
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    Je comprends que c'est un vent, une bourrasque soudaine, une tornade d'à peine un mètre de haut, et que le souffle est chargé de poussière chaude, de sable et de détritus. Qu'en spirale sur lui-même, il gicle en piquant, il choisit les yeux, les jambes, les fenêtres des
    voitures, les passages entre les toiles tendues des échoppes au marché. L'ajej est mouvement, l'ajej est mort, tout à la fois.
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    L'ajej rend Oued Zem encore plus immobile. Comme le souffle d'un ventilateur ne meut que quelques voiles ou papiers, l'ajej ne réveille que l'insipide et l'anecdotique. Il ne sait pas vivifier, il est la mouche du coche, qui échoue lamentablement. L'ajej, un soubresaut.
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    Je prononce le mot Ajej, et les yeux de Khadija s'allument. Une expérience commune, un sauve-qui-peut qui unit, un mot à partager, comme un premier secret ensemble. Mon premier mot de Oued Zem. Khadija ? C'est la sœur de Lotfi.
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    Oued Zem est une ville-fantôme. Je m'apprête à disparaître dans l'anonymat de cette ville sans touriste.
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    Et agités par l'ajej, des mikas, des sacs de plastique marron, des nuées de sacs de plastique marron, qui s'écrasent aux troncs des arbres, aux flancs des maisons, aux pattes de quelque haridelle ou chèvre paissant dans l'aridité des terrains vagues. Ils volètent tels des merles moqueurs, puis se figent en s'étalant, et plus tard reprennent leur vol planant. L'éternité des murs et la dérision du plastique. Le souffle du futile n'entamant pas le néant du solide. Vague crainte de sacs sales se plaquant sur moi.
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    Mika, mika, les enfants mendiants du marché m'ont appris cet autre mot, mika, me proposant de transporter dans leur sac les concombres et les tomates achetés la veille. 
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    Le mika n'est pas l'espoir de Oued Zem. Tout juste sait-il accuser les reliefs, noircir les lignes, enrober les formes. Vidé de ses emplettes, retourné à sa non-consistance, le mika est pourtant l'objet volant de Oued Zem, la trace d'un voluptueux qui aurait pu se gonfler de sève, se charger de vitamines, se gorger de promesses. Mais les mikas viennent s'échouer à Oued Zem. Tous les mikas des migrants arrivés remplis se mettent ici en berne et ne repartent jamais. Terminal au port ensablé.
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    Je voudrais m'échapper ? Je ne le peux pas. Quatre routes partent du centre, quatre routes prêtes à tout, en bon état, au Nord, au Sud, à l'Est, à l'Ouest. Mais où que se tourne mon regard, je sais que ce serait quitter Oued Zem pour me perdre. Car il est ici, cet homme qui me sert de repère.
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    J'ai tenté la remontée vers le Nord, puis me suis arrêtée sur le bas-côté de la route, juste en face d'un hameau. Une petite fille joue dans la cour, assise à même le sol. Elle est absorbée par ses pensées et ne relève pas la tête. Je la contemple un long moment. Et je comprends que l'aventure Oued Zem est à vivre comme elle vient. Que je suis ici pour observer. Et que je n'ai rien à craindre.

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    Alors je rebrousse chemin. Je fais demi-tour, je reprends le chemin de la ville, parce qu'une maison me guette, en quelque sorte ma maison, enfin sa maison.




     


    Regards





    Est-ce le regard de Rabia ou de Monji, ses parents, que j'ai vu d'abord, ou celui de de Khadija, d'Asmaa, d'Akim, de Jamel, de Khalil ou de Malik ? Celui qui me hante, je n'ose le nommer. Tous les regards sont là. Les bouches s'ouvrent et moi qui aime la musique des bouches, je ne comprends rien. Asmaa m'a dit un mot de bienvenue. Mais bien vite, dans les rires, les cris, je ne capte plus que les affects. Alors je regarde les yeux et les sourires. Tous les regards me scrutent légèrement, par à-coups, avec gentillesse et je les cueille avec curiosité, amitié et fatigue. J'aime les regards de cette famille.



    Je remarque aussi les yeux de la petite mendiante. Celle qui me poursuit de ses assiduités au souk du lundi, puis me reconnaît dans la rue le mercredi et me retrouve la semaine suivante. Les yeux exorbités, allumés à l'acide, la colle, le shit, les yeux de l'angoisse, de celle qui ne dort pas, les yeux de la convoitise aussi. Parfois, une lueur de plaisir tente de s'y installer, mais la petite mendiante joue à qui perd gagne, alors cela ne dure pas.



    Elle me repère presque au moment où mes yeux rencontrent son regard. Non sans doute l'a-t-elle fait avant, bien avant. Elle est avec une autre petite mendiante, blonde aux yeux bleus. Elles se collent l'une à l'autre, échangeant quelques mots et me glissant des coups d'œil, par en-dessous. Puis elles s'approchent et commencent à me tourner autour. Sans rien demander, en se poussant et en se parlant.



    Les yeux de la petite m'effraient tout autant qu'ils me fascinent. Il y a de la rapia en elle, la sauvagerie prête à  mordre, la folie dans le regard. Mais la mendiante est encore jeune, un corps d'éphèbe, douze ans, treize ans. Sans doute a-t-elle déjà connu la violence, les mains accaparantes, sans doute s'est-on déjà servie d'elle ? Et pourtant, c'est précisément son imprenable virginité qui me fait la remarquer. Fière, indomptable, aux abois et pour toujours perdue. Elle n'ira pas à l'école. Elle ne connaîtra pas le répit de la sécurité, de l'abri. Une vie déjà scellée, mais une volonté, une farouche détermination.



    Le souk est immense, des kilomètres durant, peut-être mille échoppes par terre. Je marche avec Lotfi et Mila. Me baissant sous chaque toile, attrapant ici quelques poires, ici des tomates ou encore des vergous, ces concombres secs, aux bouts tordus. Puis quand je décide d'acheter chez ce marchand, parce que son étale est le plus beau, je passe de longues minutes à trier, à contempler chaque fruit, chaque légume, rejetant les imparfaits, les pourris, les asséchés. Le pesage rudimentaire est le fruit d'échanges rapides entre le client et le vendeur : un ou deux kilos, les poids de fonte font bonne mesure, quelques contestations, on arrondit, on rajoute une tomate ici, deux olives là.



    Les oranges portent encore leur feuillage accroché. J'arrache une tige qui vient avec un morceau de la peau de l'orange. Densité des couleurs. Les piments, les citrons, les melons d'eau jaunes.



    Je crois en avoir fini avec le souk, mais au-dessus de la colline, l'autre souk commence, la partie braderie, des vêtements à perte de vue. Puis la quincaillerie, les tapis, les objets en tous genres. Les épices, les herbes. J'achète de la sanouge, parce que je connais pas ces grains noirs et que Mila me dit faire une excellente tisane du soir avec ça.  Et Lotfi choisit avec soin la coriandre, la menthe et le ras el Hanout. Il fait quarante degrés à l'ombre, mais personne ne s'en soucie. Les chaudes djellabas protègent du soleil.



    La jeune prédatrice resurgit soudain, elle n'a pas renoncé, me suivant à quelques pas. Je l'avais oubliée. Je la désigne ostensiblement à Lotfi. Il lui parle, celle-ci s'arrête en me scrutant d'un air interrogatif. Que lui as-tu dit, Lotfi ? Que tu peux être méchante, même si tu n'en as pas l'air. Je fronce les sourcils. Elle rejoint son amie.





     

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  •  Gemalde Galerie - Berlin


     


    Hpss. Scusez-moi !
    (il a trop bu. C'est le copain de la voisine du dessous)
    C'est mon sac. J'voulais pas vous bousculer. L'est lourd.
    Bonne Année à vous. (tu parles que c'est son sac qui l'a fait trébucher. Il est saoul).
    K'est-ce que j'vous ai dit ? Ah, oui. Hpss. Bonne Année à vous aussi. J'attends Lise. Elle porte les courses. C'est lourd dans l'escalier.
    (Peut-être après tout. Il parle pas si ralenti. Peut-être qu'il est pas saoul. J'entre chez moi)


    Tires-toi ! Mais j'te dis d'te tirer. Tu vas t'tirer, j'te dis. Tu vas pas m'emmerder. Boum.
    (Bruit de porte. Je déteste ces gens qui font du bruit. Je déteste les scènes).
    T'es qu'une pute. T'es qu'une pute. Salope. (Il cogne sur la porte. C'est lui qui cogne.)
    Fous le camp !


    (C'est la voisine du dessous. Elle aussi a trop bu. Son copain l'a rejoint. Ca se passe mal. Elle crie. Elle le vire.
    Encore un. Une fois de plus. C'est son syndrome de répétition. Elle sort avec un mec. Il boit. Elle le vire. Elle en reprend un. Il boit. Elle le vire. Toujours la même histoire. Elle vit avec sa mère. J'ai pas bien compris si elle est comptable ou si elle fait les marchés)





    (Elle porte les fringues que je jette. Je les retrouve sur elle. Elle va les chercher dans la poubelle. Un de mes anciens chemisiers lui va très bien. Je l'avais acheté chez un soldeur, pas cher. Il y a plus de dix ans. Avec de belles jupes, il passait bien. Elle ne se cache pas. Elle dit : j'aime bien tes fringues)


    Je ne sais pas quand on s'est mis à se tutoyer. Entre nous le tutoiement n'est pas le signe de la confidence, mais la trace d'une solidarité existentielle. Nous n'avons jamais parlé plus de deux minutes ensemble. Entre nous, il n'y a que ca, la reconnaissance que nous misérons elle et moi dans la même vie.


    Drôle d'immeuble où je vis depuis que le petit a trois ans. La vie sans le mode d'emploi. Un immeuble de la quotidienneté humaine. Et des fois la misère, la voisine du dessus, c'était).


    Ah, madame. Bonsoir.
    (lui c'est le flic)
    J'voulais vous dire, pour la voisine.
    Hum ? (à lui je ne veux même pas dire un mot, il est l'indicateur, le pétainiste né, cela se lit sur le visage. Lui me denoncerait, sûrement.)
    Oui. la voisine. Elle fait souvent du bruit. J'ai prévenu la police.
    Hum. Hum
    Bon,  j'espère qu'elle va se calmer. Parce que ma mère, vous comprenez.


    (Je viens de descendre le sac-poubelle. Il frotte contre les marches. Cela fait un bruit de papiers, un son plus mat, plus lourd, peut-être une boîte, ah oui, le petit coffret que j'ai jeté. Je n'aime pas le geste de relever le sac pour l'introduire dans le container. Trop lourd).


    (Dans le hall, elle est là.)
    C'est lui qu'a renversé le vin dans l'entrée ?
    Oui. Il a renversé le vin. C'est sale, hein ?
    Ton copain, il fait du bruit.
    Oui.
    L'autre jour, j'avais des amis a manger. Il hurlait dans l'immeuble.
    Oui. J'suis désolée.


    Ah tiens ! Attends ! Tiens j't'ai gardé une barquette de fraises. Mais attends ! M'obliges pas à te suivre au 4ème.
    Ah, excuses-moi. Merci. J't'avais pas entendu. Tu dis, des fraises. Oh ! merci. Fallait pas. (Finalement, elle travaille sûrement au marché. Les fraises, elle les a eues gratis ! C'est pour se faire pardonner pour les conneries de son mec, les cris dans la cage d'escalier et la vinasse dans l'entrée de l'immeuble).

    J'ai passe les fraises sous l'eau. mangé une fraise. Elle est pas bonne. Vaut pas les fraises de chez le Tunisien.


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    One Million Kingdoms, 2001, Beta digital, 7 minutes




    Oeuvre de Pierre Huyghe (droits réservés)

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    Tes yeux noirs, tes cheveux pâles, ta petite moue volontaire, et surtout, oh surtout tes petites jambes si actives, escaladant, marchant avec élan. Je me souviens de la longue promenade dans les forêts de sapins, il y a quelques jours.

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    Notre promenade, il y aura eu une fois, notre promenade.

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    Il y aura eu aussi nos chansons, celles de Laetitia que je lui chantais enfant et que tu as apprises. Je me souviens de ton regard surpris, du coup d'œil à ta mère, quand tu as découvert que ta grand tante les connaissait aussi ces chansons. Transmission de tante en nièce et en petite-nièce. Et puis on a enchaîné les couplets et les refrains. Et je t'en ai apprises d'autres de ces petites comptines.

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    Je t'avais promis une autre chanson, une chanson à toi. Laisse-moi un peu de temps, car cette chanson-là ne viendra pas si aisément.

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    Il y aura eu aussi ces baisers que tu m'as faits à la fin de la journée, bien à toi, plantés sur mes joues comme on noue la chaîne de la transmission, les liens de famille. Pas les bisous convenus qu'une petite fille bien élevée sacrifie du bout des lèvres en disant bonjour. Non, les baisers spontanés, les baisers d'élan de corps, de bon gré, quand la journée fut dense et rieuse, en guise de conclusion.

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    Je garde de cette rencontre avec toi, petit être de lumière, une si vive impression, entrée tout droit dansma vie.

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    Repartie si vite, à peine arrivée, Repartie si petite, pas encore grandie. Te voir écolière, et enfant de sagesse, pré-ado et ado, jeune fille et puis femme, et puis encore rencontrer tes enfants.


     


    Jamais plus. Ton énergie aura été l'incandescence même, elle irradie encore.

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    Iris, j'ai toujours pensé que les êtres chers gardaient une trace en nous, une fumerolle qui jamais ne s'efface. Pérennité de l'éther, je te la promets, ton éternité en nous.







     


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