• Au ciel, la cavalcade

    crédit photo anthropia # blog

     

     

    Ce jour de printemps[i], la barrière revêt l’exacte couleur du ciel, elle vient d’être peinte pour la première fois d’un bleu pâle presque nuageux, assorti aux volets de la maison. Elle clôture un chemin juste goudronné dont le noir anthracite relève la teinte. Elle pourrait paraître élégante si les tubes qui en servent de cadre n’avaient de ces arrondis aux quatre angles qu’on aimait dans les années soixante et un diamètre tel qu’une main d’adulte n’en peut faire le tour, quant à une main d’enfant on a tout fait pour l’en dissuader[ii]

     

    Dans ce climat continental, les peintures s’écaillent au soleil, celle-ci avait encore de la résistance, si récente, mais qui sait ce que les dards d’un été font aux pigments, aux huiles et aux solvants posés avec précaution la saison d’avant. Le portail avait son heure de gloire et c’était celle-ci, m’as-tu-vu, deux mètres cinquante de haut, serrure soudée à même les montants, coffre vertical d’un côté, gâche en face, le tout doté d’épais joints de soudure, à pousser elle tient bon, la barrière, elle a la solidité voulue, après tout à quoi sert une barrière sinon à fermer[iii], la fierté d’une maison, sa fiabilité[iv].

     

    Sur la photo, elle est entrouverte, créant un angle obtus[v] juste ombré de l’éclat d’un soleil d’automne, en signent la saison quelques feuilles mortes au sol, tombées de deux tilleuls placés de chaque côté du chemin mais hors du cadre, on n’en voit que le reflet porté, qu’on observerait à scruter l’image à la recherche des symétries que forment dans les carrés des V[vi] métalliques peints de la même couleur. L’ouverture laisse apparaître une serrure, dont on voit le pêne demi-tour et de profil les deux poignées torsadées, travail sans doute d’un ferronnier[vii].

     

    A cette saison, la neige[viii] parvient sans peine à se maintenir sur l’arrondi des bords, ce qui n’était sans doute pas l’intention du propriétaire, qui avait conçu l’ouvrage, et qui regrettait déjà le parti pris robuste qui avait animé son intention. Car le glacis une fois formé s’attaque au métal sans que l’antirouille de couleur orange n’y puisse rien. Et le souvenir des scintillements au soleil froid de l’hiver ne sont que piètre consolation quand on contemplera plus tard les dégâts étendus et qu’il faudra se remettre à l’ouvrage[ix].

     

     

     

     

     

     



    [i] Le glacis du printemps, cet état où on n’est pas encore soi, juste posé sur une toile en devenir ce bleu Klein et ce vert acide d’un printemps franc-comtois, quand la timidité paralyse la verdure, l’explosion intérieure fait sève, mais ne peut encore parler.

     

    [ii] La femme regarde cette main d’enfant qui tente d’enserrer le tube entre ses doigts d’un pouce à l’index, désir d’en faire le tour, de comprendre dans ce cercle du réel le tout d’une construction, d’une famille, d’un récit et sans doute aussi cette limite de l’histoire, qu’elle ne peut seule, elle l’admet.

     

    Elle sent une main d’homme présente sur la sienne, qui appuie sur sa main, qui lui dit, faites le tour.

     

    L’homme la regarde.

    -          Vous n’êtes pas seule.

     

    Elle n’ose pas lever les yeux, prise dans cette attente qu’il fasse.

    Il ne fait pas.

    Peut-être faut-il se contenter d’attendre. Ou pas. (Omission du point d’interrogation).

     

    De quelle taille est la main de celui qui parvient. La femme ne le sait pas, croit bien qu’elle ne l’a jamais su.

     

    Elle ignore aussi le pourquoi de ces mots, là, sur la phrase.

     

    La barrière, le point extrême dans la propriété avant de s’échapper.

     

    -          Phil, va chercher le courrier à la barrière.

    Pourquoi jamais à moi, demandé.

     

    La femme va chercher son courrier chaque matin. Elle sourit, elle rit.

     

    L’homme lui met la lettre dans la main.

    -          C’est pour vous, un message.

     

     

    [iii] La femme se retourne, voit le geste impatient, un gant de veau au doigt pointé sur le sol, une voix sèche lui intime de rentrer.

     

    Fermer. Puissance de Bettina, non, d’elle seule l’impuissance qui ne s’autorise pas.

     

    [iv] La femme sur un banc assise découvre la clef de voûte, l’entablement et la cariatide qui le porte sur sa tête, ne peut quitter le mur. Elle danse en l’honneur d’Artémis, mais que supporte-t-elle de la déesse sauvage ?

     

    [v] Elle lit obus, la femme, elle lit la guerre dans cet angle.

    -          La guerre, faudrait la mettre en prison.

    Le seul mot de l’enfance retenu, celui qu’ils se glissent entre eux, regard entendu.

     

    C’était du Liban la guerre que parlait l’enfant, celle que la Mère supérieure racontait dans les longues lettres de Beyrouth.

     

    Appréhender la guerre comme être vivant, comme être néfaste, comme une puissance du Mal et répondre par la sanction à la grande criminelle. Son affaire, la guerre, sa première chanson était de guerre, trois cordes même pas pincées, une mélopée, sa première émission de radio libre sur la guerre au Liban.

     

    Vécu dans les bruits de bombes et de massacres : Vietnam, Israël guerre des six jours, Liban, Liban, Liban, Israël Kippur Sabra et Chatila, guerre du Golfe, Rwanda, Erythrée et Ethiopie, Bosnie, Kosovo,  Irak, Afghanistan, Syrie. Jamais connu la guerre autrement que dans l’esprit. Ou peut-être ce climat à Manheim.

     

    [vi] Le V de la technique, sa lutte contre l’histoire, l’obstination stérile à nier l’évidence. Le Patineur avait ça dans sa manche, combat contre la mort. Il riait d’essayer ou plutôt il oubliait.

     

    [vii] L’art du propriétaire, le Patineur.

     

    [viii] Le frimas, glaciation de la joue, quand elle se fait surface. Impavidité des émotions, la rougeur aussi, la brûlure du soir quand on rentre, le grand froid contient les extrêmes, a ce pouvoir de faire le grand écart, l’enfant contient ce grand écart en lui, l’enfant des grands froids sait la rudesse des saisons, à hue et à dia il résiste. Apprentissage de la résistance.

     

    L’homme lui saisit le bras.

    -          Vous ne lâchez pas prise.

    -          Je prends et j’ai peur d’être lâche.

    -          J’aime votre air d’être heureux.

    -          J’ai longtemps appris à l’être.

     

    Il appartient à la femme de faire le positif de la vie de l’enfant, ce sera la saga joyeuse et magique.

     

    [ix] La femme sait que là réside son renoncement à l’objet, au faire de ses mains, d’avoir contemplé les travaux et les jours à s’obstiner pour rien, que là l’enfant a préféré les spectres, le lien direct aux êtres par les mots, les signes et les symboles plutôt que rouille et désespérance.

     

    Résurrection des sèmes. Attirer les morts et les survivants dans la lumière de l’été, travelling des vies de peu au rire du projecteur. Recovery.

     

     



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