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    Je remonte la route pentue qui rejoint la maison de l'amie chez qui je loge. Quelqu'un hèle, dans une langue que je ne maîtrise pas, j'entends une voix derrière moi, ne le prends pas pour moi, je ne suis pas d'ici, puis la voix se rapproche, plus intime, c'est à moi qu'elle s'adresse, je me retourne, le regarde, hausse les épaules, les mains en pause.



    Il est sorti de son véhicule. Un homme en chemise américaine, à gros carreaux bleus et blancs. Bleu et blanc, les couleurs de l'uniforme de gens de l'ONU. Je déchiffre le sigle à l'arrière du 4x4, j'annone les lettres, U., N., enfant que je suis dans ce pays, où tout semble différence et tout est finalement très occidental. United Nations.


     

    Enfant aussi, quand la seule question que des yeux curieux me retournent partout, dans les taxis collectifs, le soir, quand je rentre à Jérusalem, chez les amis de mon amie, est : where are you jew from ? D'où êtes-vous juive ? Première fois que j'entends la question. Where am I jew from ? Me pose-t-on la question de ma naissance, née bat de et bat de, fille de et fille de ? Non, on me somme de dire le périple de ma famille en diaspora. Est-elle passée par le Nord de l'Afrique puis a rejoint l'Espagne, a émigré pour la Turquie ou la Grèce, ou bien est remontée vers Bordeaux. Ou encore s'est embarquée sur un navire qui l'a amenée à Rotterdam ou à Mexico ou que sais-je encore ? Je raconte et eux me disent à leur tour leurs exils successifs, et c'est l'histoire du monde qui s'échange comme un shekel. Paie ton tour de sortie d'Egypte, d'entrée dans le désert, d'arrivée en Palestine, c'est le droit de passage. Etre juif, c'est voyager.


     

    En hébreu, il me hèle, cela a pu durer une minute, avant que je ne comprenne qu'il est sur mes pas, que je fais illusion, que je peux être moi aussi une fille du pays sans forêt. Je peux en être, à condition de me taire. Pourquoi lui faire savoir que je ne comprends pas ? Douceur à être prise dans ces sons. Son regard m'interroge. Peut-être suis-je muette, étrangère de toutes les étrangetés ou timide ? J'aimerais être une tour d'ivoire, insensible aux signaux, qui ne comprendrait pas et qui ne chercherait pas à être comprise. Mais j'ai dû émettre malgré moi, d'un éclair dans l'œil, il a dû comprendre, à mon sac, à mon pull. Bref, il passe à l'anglais.




     

    En anglais, à regret, je réponds. Non, je ne suis pas votre amie Sarah. Pas sûre que ce n'est pas un stratagème. Point de raison de poursuivre la conversation, je repars toute bossue de moi-même, pas Sarah.


     

    A peine repartie, trois mètres plus haut, le visage du grand bébé joufflu, footballeur buté, posé au sommet de sa vareuse pastel, ressurgit devant moi. Cette fois, c'est à moi qu'il en veut. 1,92m me parle dans un anglais entrecoupé de roches grises et d'à-pics, l'accent d'ici.



     

    Des extravagances et des gourmandises de pêcheuse à la ligne germent dans ma tête. 1,92m, douze parce que l'excès s'impose. Massif, colosse, molosse, mastodonte, mammifère, que notre langue est riche pour désigner l'extrême, de l'époque calcique, pré-jurassique, pachydermique, antédiluvienne. Peut-être bien cent-treize kilos, et des muscles sûrs d'eux-mêmes, que rien n'ébranle, un vertige à s'y pencher. Un bûcheron moscovite en quête d'une Sarah dans un pays sans forêt, et pourquoi pas d'une Franceska ?



    Il parle. Sa grand-mère a quitté la Lituanie pour Paris en 1939. Il me dit à son tour son conte d'exode et de naufrage. Son père est né rue Vilain. Comme Perec, dans cette rue qu'il revisitait chaque année, dont il repérait les traits infra-ordinaires, les micro-changements, les ajouts et disparitions. Pérec est mort avant que la rue ne soit engloutie dans le parc de Belleville, je crois qu'un pâté de maisons subsiste, trace de la trace. Je le dis à Menachem, que la rue de sa famille n'existe plus et que seules quelques maisons...  Une ombre dans son regard, il voulait aller à Paris faire le pèlerinage.



     

    Il raconte sa vie et m'invite à le suivre, je le suis, il m'emmène du côté d'une sorte de guinguette, pas un bar à marins, ni une escale pour touristes, non une baraque toute simple en bois,  sur une plage face à la mer, dans un début de soirée obscure. Un abri de kermesse, éphémère. Demain, il aura été démonté, il n'aura vécu que pour cette soirée de rencontre.




    Il me parle de son prénom, Ménachem, qui veut dire Consolateur. Il se met à chanter un vieux chant de famille. Il ne cherche que mon épaule, je m'appuie contre son bras. Oui tout en lui console, et la tristesse de cœur qui m'a amenée ici, en Israël, commence à passer. Nous misérons ensemble et c'est bon. Mon chevalier servant se tait et l'obscurité descend sur nous, dont les histoires sont venues ici fraterniser, se frôler, se frotter et davantage si affinités.




    Mais je ne suis pas Elle et il n'est pas Lui. Alors pourquoi cette nuit est-elle différente ? Why is this night different from the other nights ? Sans doute qu'au milieu des herbes amères, le miel coule et panse les plaies.






     

     


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