• De Chouka et du glabre des jeunes hommes sombres dans le tramway de Prag-Strachnitz

     

    George Segal

    The homeless 1989

    Crédit Photo Anthropia

     

     

    Réécriture – Texte édité pour la première fois sur ce blog en 2006

     

     

     

    Ciel jaune à Prague. Il avait hésité à se joindre à la promenade touristique du cimetière, où les badauds parcourent les allées, non parce que c’est un cimetière, non pour leurs morts, mais parce que c’est un pictogramme sur le plan de Prague, lui, était venu pour trouver sa tombe, alors il marchait sur l’étroite bande de ciment en lacet devant lui, et, touriste derrière les touristes, suivait l’itinéraire dans le mouvement des pierres tombales, contemplant ce pêle-mêle de pierres grises plus vivant que lui, déchiffrant quelques lettres hébraïques  qui lui rappelaient qu’ici reposent, enfin, qu’ici gisent les morts juifs de Prague, les vieux morts juifs. Bien avant le ciel vert de gris.

    Il l’apprend alors, les morts plus récents ne sont plus là. C’est ce qu’on découvre après avoir visité le vieux cimetière juif, qu'il y a un autre cimetière, tout neuf. Mais c’est loin, c’est là-bas tout au bord de la ville.

    L’homme jeune est intranquille. Le tramway file le long des quartiers, bordés d’immeubles de pierre blanche. Chaque station peut être la bonne. Il se penche. Il ne se concentre pas sur la traversée de la ville, mais sur le nom des stations qu’il faut parvenir à lire quand on est à l’arrêt. Une enfant ne cesse de rire sur le siège en face de lui. Puis elle tape de ses pieds le skaï de sa banquette. Sa mère la regarde d’un air indulgent.

    Un moment, l’homme se laisse distraire par de jeunes visages graves dans le tram. Allure de jeunes novices sombres, gueules efflanquées. Dans cette ville, ce sont les hommes, le dimanche, qui promènent dans le tram leur mélancolie. Les femmes sont occupées, retapent des boutiques, ouvrent des restaurants. Question d’équilibre, peut-être. Contraste de Prague.

    Le chauffeur du tram se retourne pour lui faire un petit signe. Vous êtes arrivés. Cimetière de Prag-Straschnitz. L’homme descend inquiet devant le lacis de voies de tramway, qui semblent étendre partout leurs tentacules immobiles. De larges perspectives, au loin l’urbanisme de l’Est, quand il faisait bloc, tout près, quelques arbres glabres. Il s’approche d’un imposant portail, surmonté d’une inscription qu’il ne sait pas lire, c’est là, il franchit le portail, et remonte à l’intérieur une large avenue de gravier gris. Il demande son chemin. Il se perd à plusieurs reprises, aucune indication, l’itinéraire n’est pas encore fléché, et finit par trouver l’allée.

    Le monument est là. Arrivé devant lui, il s’incline et lit :

    Dr. Franz Kafka

    Hermann Kafka

    Julie Kafka

     

    Humidité de l’air, l’homme jeune frissonne. Il relit pour être sûr. Oui, c'est bien ça. Kafka est enterré dans la tombe de son père. Il gît là, coincé dans l’étouffoir paternel, est-ce la vérité du grand K., son dernier mot, doit-on croire davantage aux messages d’outre-tombe ?

    Dégoût pour cette promiscuité. L’homme jeune est jeune. Sa théorie de la liberté est récente, il pense encore que l’indépendance se manifeste, qu’on en brandit l’étendard. Alors le côte à côte imposé, le mélange des vers, c’est Kafka qui se trahit en douce, c’est cela qu’il pense, à peine devenu poussière, c’est à SA poussière qu’il est retourné. Docteur petit garçon, est-ce parce qu’il n’a pas su lire sa lettre au père qu’il se retrouve gisant là, condamné à tenter de la lire pour l’éternité ?

    L’homme jeune est abattu. Bruit de bronze dans sa tête, une statue déboulonnée. Disparition d’une illusion. Son Chouka, oui, son Chouka, celui qu’il lit chaque soir, dans un Journal aux pages grises et fatiguées, Chouka est sous ses pieds, enfermé comme dans une cellule, à jamais.

    25 octobre

    Le premier signe d’un début de connaissance est le désir de mourir. Cette vie paraît insupportable, une autre, inaccessible. On n’a plus honte de vouloir mourir ; on demande à quitter la vieille cellule que l’on hait pour être transféré dans une cellule nouvelle que l’on apprendra à haïr. Un reste de foi continue en même temps à vous faire croire que, pendant le transfert, le maître passera par hasard dans le couloir, regardera le prisonnier et dira : « celui-là, vous ne le remettrez pas en prison, il viendra chez moi ».

    Pour la première fois le jeune homme en rit. A Paris, ce texte-là le déchirait. Ici, il rit, un rire hésitant entre cynisme et délivrance. Le rire que K. a dû avoir en se relisant. Quelle bonne blague. L’espérance, rance, rance.  Voilà, K. est désormais avec le maître, à sa table, au fond du trou.

    Le malentendu Kafka. L’homme jeune donne un coup de pied rageur dans la pierre tombale. Kafka le grand n’est que ce petit-là. Dépit. Ciel indigo tout à coup.

    Oh, il s’en doutait. Il s’était déjà débattu avec cette fausse image qu’il avait d’un grand Kafka, le génie. Tout était venu de Marthe R. Elle avait arrangé la traduction. Traditore. Quand K. se gaussait de lui-même, manipulait le rire subversif, le rire qui vous soulève et vous met les larmes aux joues, quand K. cinglait ses lignes d’un humour désespéré, Marthe R. dépouillait, assombrissait. Bien tentant ce K. du soleil noir. Et l’homme jeune s’y était laissé prendre. Il ne lisait pas l’allemand.

    Comment faire confiance à un homme qui n’a pas pu s’échapper de sa prison et qui choisit si mal ses amis ? Comme sa maison de Prague dans laquelle tout n’est que jouissance dans le déduit : la maison dont on touche les deux murs en étendant les bras, la ruelle minable dans la pénombre du Château, les douves qui font aspirer au suicide par le vide, quand en contre-bas la maison du maître parade fièrement sur la grand-place.

    L’homme jeune se dit qu’il faut admettre l’humble chez Kafka  Que cette humilité fait humus, qu’elle irrigue, qu’elle nourrit. L’humus est partout à Prague, même dans  la perte des traces de K., dans l’oubli de lui qu’enterre la ville.

    C’est cela que l’homme jeune est venu comprendre ici. La grandeur de K. gît dans le peu, le peu d’un petit homme et de son petit chemin de sa cellule à la cellule finale, dans l’humour qu’il faut pour se moquer de cette sale aventure qu’est la vie.

    L’homme se baisse pour contempler une herbe folle qui pousse entre les pierres. Une fourmi s’éloigne et disparaît.

     

     

    Prag-Straschnitz, le 25 octobre

     

     



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