• En route pour Colmar : Casse-auto # 2

    Reportage sur un club d'aviron

    Crédit photo anthropia # blog

     

    II

     

    La dompteuse n’hésitera pas, vous êtes prévenus |

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    Je peux encore y retourner au multivox, au polynarrateur, même pas peur, je me sens comme le dompteur face à ses lions, indisciplinés, mauvaises têtes, dangereux aussi parce qu'ils me confrontent à ces bords de moi qui pourraient bien me ratatiner un de ces quatre, si j'échoue.

    Alors, oui, intégrer l'échec dans le jeu, n'est bien peu d'chose ma bonne dame, ce dire comme le flamboyant comme la pas grand chose, c'est moi, pas grave, comme ça, rien à faire, pas pleurer, et même le montrer, ici, vous me voyez en train de galérer, et bien, c'est moi, en train de galérer, sur ce putain, on ne prononce pas ce mot, de récit, qui s'écrit envers et contre moi, je voudrais la tenue, la continuité, et je brise "rate le coche", j'interrompt.

     

    A la Synagogue de Delme, près de Nancy, cheval à hue et à dia|

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    Marie Cozette, directrice du Centre d’art contemporain : je me souviens de cette installation de Maïne à la Synagogue, je crois que c’est même là que le curateur de passage avait eu l’idée de l’inviter pour l’Office de Colmar.

    On lui avait donné une de nos Carte blanche pour faire ce qu’elle voulait de notre espace. C’est une ancienne synagogue, dessinée d’après les plans de la synagogue de Berlin avec son dôme et son style mauresque et byzantin, Maïne avait créé une sorte de nursery dans la salle carrée du bas. Par sa petite taille, la pièce évoquait le cocon d’une chambre d’enfant. A l’ancien endroit correspondant au tabernacle du Temple, là où on met la torah dans la tradition juive, elle avait dressé un berceau vide, au dais recouvert de dentelle blanche, doublé d’un lacet de guipure en led bleu, qui retombait de chaque côté.

    Un peu plus loin, elle avait installé un cheval à bascule toujours en mouvement et un grand coffre en osier, qui débordait de jouets métalliques, de toupies, de grosses autos, de vieux bus multicolores, ça donnait le sentiment que la chambre venait d’être quittée. Sur le mur, s’affichaient des photos représentant les jouets d’enfant, ceux-là même aperçus dans la malle, mais en sépia, évoquant un monde révolu.

    Au premier étage, sur la coursive, qu’on avait repeinte en blanc, et qu’elle avait voulu laisser dans l’obscurité, -c’est la partie qui surplombe la salle carrée, elle est bordée d’un balcon- les visiteurs pouvaient l’apercevoir en se penchant. Elle avait sonorisé l’espace, des murmures, des mots, silence, chut, puis une voix d’enfant s’élevait et chantait des comptines en anglais. Le spectateur se penchait et découvrait un berceau vide, -qui était l’enfant absent ?-, et demeurait muet à l’écoute des « nursery rhymes ».

    Oui, je crois que cette installation avait amorcé le sillon que Maïne trace depuis cette époque, enfance et automobile, dans lequel il était toujours question de disparition, rendant compte de la difficulté à faire œuvre d’art aujourd’hui. Le berceau vide ? Sans doute, la trace de l’art, disparu.

     

    Tout est en place pour le protocole, mais pour quoi faire ? |

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    Compte-rendu de réunion de synthèse – Unité psychiatrique à Ste Anne

     

    (Autour de la table, le médecin psychiatre, l’interne, l’infirmier psy, l’aide-soignant, l’assistante sociale, l’Agent de Service Hospitalier (celui qui balaie, qui récure, qui porte les repas, c’est une particularité dans cette Unité-là, ça fait partie du projet de service).

     

    L’infirmier : et pour Mme M., on fait quoi ?

     

    Le psychiatre : que dit le CR aux urgences ?

     

    L’interne : pas de problème particulier à l’examen après auscultation, une analyse de sang et urine a été demandée, l’analyse toxique n’a rien montré, apparemment pas de délire, pas de somatisation non plus, donc n’ont pas demandé l’EEG, ni le scanner, pas d’agitation non plus, on n’a rien sur elle, peut-être une pathologie dépressive, mais si pas de toxique, z’ont pas demandé d’analyses complémentaires.

     

    L’assistante sociale : j’ai rien non plus sur elle.

     

    L’ASH : l’a pas passé de nuit ici.

     

    Le psychiatre : j’aurais dû la voir deux fois, elle ne s’est pas présentée. Pas d’HO d’urgence non plus.

    Affaire classée.

     

    L’enquête sur Mme M. s’obscurcit, va falloir y mettre les moyens|

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    Procès-verbal

    Affaire : Mme M., suite à incident rue Donzerre

    Pas d’éléments suffisants à ce stade, investigations complémentaires demandées.

    Procédons à enquête de voisinage.

     

    A la découverte d’un gadget qui n’a rien à voir avec la situation, mais on se tient chaud toutes les deux|

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    Aliette m’a donné un cours de coupe, aujourd’hui. A        vec elle, j’oublie tout. Elle dort dans ma chambre. Y a des valises partout, enfin non les valises, on les a mises au grenier, mais ses vêtements, elle en a, une collection. Y en a plein mon placard. Alliette, c’est ma cousine. Elle a onze ans, onze moins huit, ça fait trois ans de plus que moi.

    Elle m’a donné sa collec de comics, j’y comprends rien, c’est en anglais, mais elle m’a dit qu’elle allait me les traduire, en échange je lui apprends les comptines françaises, elle dit qu’elle veut toutes les savoir. C’est comme mon autre sœur. On s’aime.

    On est les deux doigts du même glove, c'est elle qui l’a dit, moi la Française et elle, l’Américaine. En vrai, elle s’appelle pas Aliette, mais chut, elle veut pas qu’on l’dise ; c’est écrit Aliénor sur son passeport. Elle aime pas son prénom, alors pour lui faire plaisir, tout l’monde l’appelle Aliette. En anglais le «ette» sonne bizarre, ça fait un peu français, c’est ça qu’elle aime, qu’elle me dit. Elle se trompe, c’est mieux Aliénor, ça fait Reine. Il paraît qu’en américain, ça sonne mal, un peu pimbêche, et elle aime pas, ses copines se moquent d’elle.

    Hier, Aliette m’a donné un téléphone en  porte-clefs, c’est la mode en Californie, un p’tit téléphone bleu en plastique, mais on peut rien en faire, elle dit qu’ça s’appelle un gadget. Je crois qu’j’en avais jamais vu avant de gadget. Et ça téléphone pas, y a pas de cadran, juste qu’on le sent sous le doigt. Quelle drôle d’idée de m’donner un téléphone qui n’téléphone pas.

    Avec elle, j’apprends plein de trucs, elle m’a montré comment tresser des guirlandes en papier chewing-gum à la chlorophylle, de longues chaînes qui sentent fort. Elle dit qu’c’est du menthol, ça sent pas comme nos chwing. Là-bas à Sacramento, toutes ses copines, elles font des chaines en papier comme ça, elle dit que c’est pour penser à son boy-friend. Elle m’a expliqué, un boy friend, c’est un p’tit copain, alors la chaîne, on la fait de la hauteur de son boy friend. Moi, j’en ai pas de boy friend, y paraît qu’on en a un quand il porte le sac après l’école, alors moi j’en ai pas, enfin y a p’têtre Michel Fischer, il aime bien quand on court avec nos capes dans la cour, p’têtre que je pourrais dire que c’est mon p’tit copain. Elle a fait un très, très long ruban papier, doit être grand son boy friend.

     

    Par où Spinoza pourrait bien revenir |

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    N’y suis jamais allée qu’une fois, après quand je craquais, y avait la musique, ça me consolait toujours, comme une visite à mon âme qui me disait, ça va aller, ça va aller.

     

    De Saint-Expédit, des Tamouls et des petits rituels|

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    Mme Chanemou, adjointe au Maire de Saint-Paul (Réunion)

    On l’a rencontrée à notre cérémonie des morts, là où on va chaque année, notre communauté tamoul est très soudée, on s’y retrouve, en habits de fête, c’est plein de couleurs, du jaune, du rouge, un rituel important dans nos vies.

    Ce qu’elle faisait là ? On n’a pas bien compris, elle avait un projet d’œuvre qu’elle voulait réaliser sur Saint-Expédit, je crois.

    Saint-Expédit ? C’est un saint d’ici, on le prie, oui, beaucoup de communautés de l’île de toutes obédiences le prient. Une vieille tradition de l’île. D’ailleurs promenez-vous dans la campagne, y en a partout des autels à Saint-Expédit.

    On a sympathisé, et on l’a invitée à notre repas des morts, celui qu’on fait au 1er novembre dans chaque famille tamoul.

    Comment ça s’est passé ? Oh, très simplement, on s’assoit par terre, on mange le cabri massalé tous ensemble dans les feuilles de bananier, puis on procède au rituel, dans la petite pièce, on casse la noix de coco en petits morceaux, on fait l’aspersion sur l’autel de nos morts, on allume les bâtons, on fait plusieurs fois le salut, en se reculant, sans tourner le dos.

    Oui, très simplement, elle s’est mise avec nous, elle a aussi fait ses saluts dans la petite pièce, fait l’aspersion pour rendre hommage à nos morts.

    Elle m’a parlé, elle avait l’air très ému. Oui, je m’intéresse beaucoup au christianisme, chez nous vous savez, c’est un peu synchrétique. (Elle rit).

    On a parlé de ses années à lire la bible avec des psychanalystes, Genèse jusqu’au Cantique des Cantiques, là elle s’est arrêtée, le texte a résisté m’a-t-elle dit, trop dense. Je lui ai demandé de m’envoyer la traduction par Chouraki et puis aussi les livres de Jacques Salomé, très important dans mon métier, je suis technicienne d’intervention sociale et familiale, on dit TISF, j’aide les familles en détresse.

    Oui, je l’ai emmenée dans les Hauts de St-Paul, pour lui faire voir les programmes qu’on a mis en place pour les traumatisés crâniens, un habitat à trois maisons qui jouxtent, ce qui facilite le travail pour les intervenantes à domicile, c’est pratique pour ceux qui ne peuvent plus vivre seuls.

    Après on ne l’a pas revue. Elle partait à Maurice pour quelques jours.

    Seule ?

    Oui, toute seule.

     

    Des plages de l'île Maurice, vue sur la chambre|

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    Mon Dieu, ton Dieu, les dieux du monde. Je les cherchais partout, Je voulais rituels et pacification. Etrangère à moi. Intérieur inaccessible. Sefer Tehillim. Lance tes mains de l’altitude, arrache-moi, secours-moi des eaux multiples. Dans l’hôtel, Cap Malheureux, face au rocher, moi terrée dans ma chambre, suis sortie au bout d’trois jours.

    M’est beaucoup perdue toutes ces années, me cherchait en vain.

     

    Comme un ventre qu’on te greffe|

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    Il arrivait de Kaiserslautern, Roland, il avait réchappé du Vietnam, la chance, trois ans de service militaire en Allemagne. Il venait souvent les week-ends de perm’. Roland, encore un Américain, ils sont quatre enfants, donc on y a droit chaque année au moins un, et souvent le tour recommence, on a vécu en Amérique dans notre petite ville de province, on a appris comme ça les codes. Nous étions francamerlocains, tous ensemble.

    C’est lui qui me l’a donnée. Après m’avoir beaucoup chahutée, sept ans de plus que moi, un grand frère tout fou, aimant me pincer le corps partout, il se cachait derrière le rideau en bas de l’escalier, je descendais, il était pour moi. Il riait de son grand rire encore des dents de Kennedy, il était mon p’tit ennemi, m’attrapait et me lâchait. Sais pas bien si j’l’aimais, parfois je le détestais, j’aime pas qu’on m’pince.

    C’est lui qui me l’a donnée, j’avais treize ans, il a dit c’est maintenant, tu peux. Il l’a sortie de sa caisse, classique, espagnole, il l’a caressée en me regardant, j’étais gênée, j’sais pas si j’peux, ma mère a tourné la tête, je crois que ça voulait dire oui, c’était le 21 janvier. La, mi, la, la, mi, la, c’est ma première chanson, je ne savais pas pincer les cordes, ça me faisait mal, pas de cale aux doigts pour les accords, il m’en a montré trois quatre, le la mineur bien sûr, mon préféré, il disait Am, le sol pour rétablir, le do et puis le si, j’sais plus bien, ça faisait une ritournelle. Il m’a montré le capodastre et donné un médiator. Ça y était j’étais lancée, finie la chorale pour tous, le piano dans le salon, le duo avec petit Phil, j’étais libre avec elle,  dans ma chambre et personne pour me suivre au pied du pommier, la guitare, ma liberté.

    Ça vibrait, ça m’faisait ventre, ça s’mélangeait avec ma voix, j’ai été guitare-seule, mon rempart, ma timidité cachée là dans la caisse, la résonnance, avec elle, j’allais partout, j’étais ventre de guitare, une autre sœur, encore une.

     

    Avance à reculons, comme en aviron|

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    Me cache, il me cache. Ma cachette derrière sa jambe, marche, il marche. Il s’arrête, m’arrête.

    (Mais qu’est-ce qu’elle a cette gamine à m’ coller comme ça.)

     

    De l’émeraude prêtée aux jeunes filles mal rangées |

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    Suis sur ses genoux, pose ma tête contre son sein, sent bon, Chanel N°5, comme maman, son menton sur ma tête, cogne un peu, menton dur, m’a enfermée dans ses bras, Alice, m’enferme, la joue contre la joue maintenant, tout près, regarde, ses lèvres toutes gonflées, sa robe blanche brillante, c’est plissé là, et puis son sein, je vois la dentelle, et puis sa main prise dans mes mains, joue avec ses doigts, la caresse, le dessus, le dessous, c’est chaud et un peu froid, j’la mets sur ma poitrine, sa main à moi, Alice, murmure, kitzele, kitzele, sa main cherche sous mon bras, elle chatouille, attrape sa main, et puis la bague, l’émeraude, la grosse et belle émeraude, vient l’autre, Roberto, veut me la prendre, je l’écarte, l’émeraude, je l’enlève, elle me la laisse, je la mets à mon doigt, je la caresse, et m’enfonce en elle, mon dos poussant son ventre, c’est mou, s’enfonce, chaque bord piquant, des lignes, un dessin, reflets, vert brillant, sous les bougies, ça luit, l’émeraude à mon doigt, à moi.

     

    De l’organisation des usines dans les années trente, un des fameux stratagèmes|

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    Yves C., professeur à l’EHESS

     

    Oui, elle a suivi mon séminaire. Elle était intéressée par mes travaux sur Peugeot. J’ai fait ma thèse sur Mattern, un ingénieur qui a introduit de nouvelles méthodes de production à l’usine de Sochaux dans les années trente. Je crois que son grand-père avait travaillé avec lui, il était responsable de l’atelier mécanique. Elle préparait une thèse sur le rapport au travail dans l’univers automobile, mais je crois qu’elle ne l’a pas soutenue.

    Elle avait entendu parler de mon parcours par un de ses amis de lycée, qui m’avait connu en 1968, quand j’étais établi aux Usines. J’avais fait de la prison, y avait eu un mort à l’époque.

    J’ai une très importante iconographie sur Sochaux, des centaines de photos, ma documentation. Je l’avais invitée à venir chez moi, quand j’habitais encore rue des Pyrénées, pour les regarder. Elle a passé peut-être deux heures à les scruter une à une, je ne sais pas ce qui l’intéressait réellement dans ces photos, ce ne sont pas des photos d’amis, juste des points de vue, sur les usines, la rue du Crépon, la rue Sous-la-Chaux, la rue de Belfort, bien sûr, des vues de la ville sous tous ses angles, mais sans personne dans les photos, une sorte de repérage formel, c’est ça qui la fascinait, personne dans les photos.

    Puis elle est partie très vite, je n’ai pas compris pourquoi, je crois qu’elle avait un rendez-vous urgent.

     

    De quelques éclaireurs, mes Indiens à pister, ces signes avant-coureurs|

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    En ressortant de l’ascenseur, en bas, avais marché automatique, savais pas où aller, descendu, la rue vers le bas, elle est longue, un hurlement jaillit, c’est moi, suis dans la neige à Prémanon, hurle, suis rue de la Fontaine au Roi, hurle, à la Testardière près de Tours, hurle, hurle, pas ma guitare, hurle, hurle, hurle, ma tête sur le sol au milieu des arbres, cogne, cogne, dans la neige, seule, le soir, trente kilomètres à pied, moins douze degrés°, un hurle de trois minutes, ma tête contre le mur de la maison qui mal, hurle, enfin, dans la rue, à trois heures du mat’, hurle, l’autre qui cogne sa tête sur l’armoire métallique, moi, hurle, pire que se cacher, hurle, ça fend à l’intérieur, hurle, le rempart broyé, hurle, gicle en éclats, hurle, colère, hurle, où sont les êtres, où est moi, où est nous ? Et puis dans la voiture, hurle. Blanche. Elle.

     

    On n’est pas au Syndicat d’initiative, dans la plaine : vert|

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    Je les ai vus passés dans leur 404 bordeaux, juste après la Trouée, je les ai vus arriver tout chantant, tout jouant. Je fais ça aux gens, je suis riante et verte, toute plate dans la vallée après la montée, ça repose, et puis faut m’escalader jusqu’au-dessus des montagnes, les Ballons, si on veut mieux me voir, je suis une vallée et ses promontoires, tout en une.

    Il y avait le petit frère, la cousine, sur la banquette arrière, elle au milieu, sur la barre qui rentre dans les fesses. Au bout de quelques minutes, elle a cherché l’air qui lui manquait, en raison de ma chaleur, microclimat près de Colmar, mes Vosges stoppent la pluie, empêchent le vent, retiennent le froid, et quand on redescend, ma température a monté de plusieurs degrés, une Côte d’azur ici. Alors, elle a demandé à sortir de la voiture. Je crois par ailleurs qu’elle souffre du mal d’auto.

    Mes villages alsaciens, on les remarque sur la route jusqu’à Rouffach.

    Là, ils ont ri, parce que Rouffach, c’est la ville des fous. On ne le met pas dans nos dépliants touristiques, ça ferait mauvais genre, des fous, ici, non mais. Ou alors, c’est de vin fou qu’on parle, plus on en boit, plus on va droit. Parce qu’il y a mes vignobles, sept cépages, Sylvaner, Pinot Blanc, Riesling, Muscat, Pinon Gris, Gewurztraminer et Pinot noir. Vous les voyez sur l’étiquette, juste à côté de l’appellation. Son favori est le Gewürz, mon vin au superlatif, aux arômes de fleurs, de fruits et d’épices (Gewürz), ah son moelleux.

    Au lieu d’admirer mes vignobles entre terre et ce vert, légèrement ambré, qui donne le sourire, qui terne et qui respire en même temps, mon vert tendre ou éteint, du trop de soleil, du gorgé de sucre dans le vin, ils ont remarqué l’hôpital psychiatrique, à flanc de coteaux. Son père dit qu’ils vont la laisser là, ou Philou, son frère. Il fait des blagues, des phrases toutes faites sur les fous, bien fol est qui s’y fie. La petite s’y met à son tour, fou-rire, fou furieux, fou à lier. Le petit Phil tente aussi, mais se trompe, fous-le-camp, vas te faire foutre. La mère rouspète. On ne parle pas comme ça.

    Non, ça n’est pas possible, parler de moi ainsi. Mais heureusement, ma route à cet endroit-là se rectifie, mettons-les au pas.

    Ils se taisent dans la voiture, ils ont vu le panneau. On est dans les faubourgs de Colmar. Il n’est plus nécessaire de vanter mes charmes à Colmar : mes colombages, mes canaux, mon centre-ville fleuri, c’est encore moi, la capitale des vins, ma Petite Venise, mes quartiers pittoresques, mon Retable d’Issenheim.

    Le père ne parle plus, il se met à fumer une de ses gauloises bleues, ça pue dans la voiture, la petite demande à ce qu’on s’arrête, elle a envie de vomir, la mère s’énerve, oh, cette gamine. Le père se gare sur le bas-côté. Elle sort après son frère, descend dans un de mes fossés, se penche en avant, crachote un peu de salive, rien ne sort, fausse alerte, elle ne m’a pas souillée, elle remonte. Cette fois, on l’installe près de la fenêtre : elle l’ouvre et met sa tête. Le père crie, elle rentre la tête.

    Ils arrivent derrière la gare, passent le pont, un viaduc, au-dessus des voies, un gros édifice terne, vert pastel, n’importe quoi, j’ai compris, ils vont à l’hôpital. De celui-ci non plus, on ne parle pas dans nos brochures publicitaires. Inutile, ceux qui en ont besoin le savent, les autres n’iront pas derrière la gare, ils vont au centre-ville, petit pont, rues pavées, la rivière qui circule, la cathédrale, et l’hiver mon marché de Noël, c’est tout ce qui les intéresse, les touristes, dans ma ville.

    Ils se sont garés dans le parking. Eux vont découvrir mon édifice des années trente, en béton, plaques de cailloux blonds collées, le père se permet un commentaire, les bétonneurs des années trente qu’ont inventé ça. Original, mon hôpital, l’entrée, un quadrilatère tout en longueur, une cour immense, dessinant un grand U, deux ruelles, deux longs bras ouverts qui se rejoignent au bout. A l’intérieur, des arbres, sur les côtés des blocs de béton de deux à quatre étages, et longeant le pourtour, comme dans un monastère, une allée piétonne bordée de colonnes, qui distribue les portes de chaque pavillon.

    Le père marche à grands pas vers le pavillon du fond. La mère le suit. Les petits derrière. Le petit Phil trébuche. Le père ouvre la porte métallique et la tient en faisant une arche au-dessus de leurs têtes ; ils passent et montent les escaliers.

     

    Des effets de l’éther sur les transports d’âme, en attendant le blanc|

    32

    J’peux plus, -il m’a poussé-, me cacher derrière lui. Tombe cette odeur, cette vapeur qui monte à ma tête, qui me donne un haut-le-cœur. Mon cerveau s’échauffe, je sens mes joues rouges et chaudes. Je respire cette odeur, j’espère encore, je me demande si c’est du chloroforme ou de l’alcool, j’en connais pas d’autre mot pour dire le mot de l’odeur, je pense faux encore, je tente d’expliquer, cette odeur c’est ça qui me fait ce que ça me fait à l’intérieur, et puis je renonce, tout c’que j’trouve à penser, c’est un « c’est ma faute », tourne de l’œil, imminence, faire face à mon crime, l’ampleur de mon forfait, peux plus r’culer.

    Je m’appuie de la main sur le mur du couloir. Scintillement dans les yeux, court-circuit électrique. M’arrête quelques secondes.

    Mais je dois les rattraper sinon je vais me perdre, je me remets en route, jusqu’à ce que je bute sur mon petit frère, ça y est, c’est là. Je suis arrivée devant la porte.

     

    Du rire blanc des Kennedy et de celui des dauphins|

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    Sur la photo, c'est Alliette et moi, à peine 11 ans qu'on l'envoie déjà en Europe, toute seule, c'est un séjour linguistique, disait sa mère. On se tient au milieu de la route, devant chez Grand-mère, chacune sur nos jambes longilignes, en jupes plissées blanches, nos corps faisant un arceau, pour se retrouver épaule contre épaule, nos têtes toutes proches. Sur la photo, nous avons l'air heureux, Aliette souffle sur une fleur de pissenlit, elle sourit de son grand rire blanc de Kennedy, qu’elle tient de nos mères, qui sont sœurs. Moi, j’ai le sourire dauphin, bouche fermée, lèvres ourlées, comme on dit. Celui de mon père.

    La photo date de quelques jours avant l’accident. Elle était là chez Grand-mère avec moi. Aliette avait suivi les femmes, quand elles s’étaient précipitées dehors. J’avais oublié qu’elle était là, ce jour-là. C’est Aliette qui me l’a dit, quand nous avons enfin réussi à nous parler de l’accident, trente ans plus tard. Nous étions toutes les deux dans la maison quand le hurlement s’était fait entendre. Et nous n’en avions jamais parlé.

     

    (fin de la première partie). Voir casse-auto #3

     




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