• Exercice d'écriture

    crédit photo anthropia # blog

     

    J’avais décroché un stage à B., dans ce bâtiment de béton planté dans la forêt, obtenu par piston, j’avais ainsi gagné une chambre dans un foyer d’aide à l’enfance, côté éducatrice-stagiaire, l’espace était petit, pas d’étagères, le robinet du lavabo fuyait, je ne l’avais pas remarqué, j’avais mis un carton de livres dans le placard dessous, tous foutus en même pas six mois, j’ai gardé le Dos Passos tout gonflé de pages humides séchées.

    Je ne sais pas si je le voulais vraiment ce stage, ni du métier d’ailleurs, une opportunité, dans le cadre des expériences, prendre la couleur d’un paysage d’enfants malheureux, de jeunes gars dangereux, coutelas tendus dès l’ombre d’une injure, se retrouver face à l’un deux, tu me donnes le couteau, bien sûr t’es en colère, mais tu vas te mettre dans de sales draps si tu fais ça, ou dans le dortoir, cette grosse petite fille, violée par son père, c’était écrit dans le dossier, placée ici dans un établissement de jeunes violeurs, jamais compris l’ordonnance 45, elle portait ça sur elle tout encombrée d’elle-même et les prédateurs ne voyaient que ça, écrit sur son front, passer son temps à vérifier où elle est, et eux où sont-ils, calculer la distance, entre eux, et de moi à elle, le juste rapport à surveiller, à un jet de regard, le problème c’est qu’elle aimait rester dans le dortoir, -et aussi qu’elle aimait son père qui venait la voir le dimanche, tout tordu ce dispositif, maintenir le lien avec la famille disaient-ils, avec l’incestueux aussi ?, la violence institutionnelle quand le symbolique est à l’envers, on confond tout et on ne l’aidait pas à ne pas confondre.

    Alors, ce week-end-là, je crois que c’était mon premier de libre après un mois de stage, j’ai décidé de partir, j’ai enfourché la vieille bécane toute pourrie, un vélo rouillé récupéré je crois dans le garage de la maison juste avant qu’on la vende, mais qui pédalait bien, du style robuste, dans la semaine, je m’étais acheté une tente, une toute petite d’une place, mon premier salaire, j’ai arrimé le tout à l’aide de tendeurs, on disait sandows, j’avais aussi ce sac à dos, ceux qu’on faisait à l’époque, un rouge en plastique, avec une barre d’alu en bas, qui se mettait naturellement juste au-dessus des fesses quand on l’enfilait, ça le maintenait droit, et même quand on le posait au sol, il restait debout, pratique, je n’en ai plus vu des comme ça plus tard, les nouveaux étaient plus courts, taillée dans une toile épaisse avec renforts en mousse, c’est sûr que c’était moins dur, parce que la barre on la sentait quand on était très chargé, mais n’étaient pas très hauts.

    Je suis partie je crois vers six heures du matin, j’avais décidé de faire vivre très longtemps le samedi et le dimanche, un rendez-vous de moi à moi, je n’en avais parlé à personne, c’était une sorte de performance, ma liberté que je mettais en scène, en vie, en choix, je devais avoir dix-huit ans, on était au mois de juillet, ça se confond un peu, j’ai fait des allers-retours entre Paris et B. à cette époque, d’ailleurs je devrais dire entre Paris et Montbéliard, parce que B. est à côté, pas loin de chez Jean Messagier. Je me suis mise en route, cette ivresse au premier coup de pédale pour s’éloigner, le vélo ça m’a toujours fait ça depuis ma première bicyclette à douze ans, la première neuve, d’un bleu pâle chromé, une Peugeot bien sûr.

    J’avais acheté une carte Michelin chez Rayot-Depoutot, chemins vicinaux, départementales, une jaune paille, je n’avais pas encore découvert les IGN, les magiques IGN, j’avais tracé l’itinéraire, je repassais par Montbéliard, par Beaucourt aussi,  il me semble, et puis finissais par Héricourt, avant de tourner à gauche, entrée dans la campagne, j’allais découvrir la chapelle de Ronchamp, la revoir mais sans eux, sans le bruit de leurs paroles, un tête-à-tête avec Le Corbusier, son modulor, je ne l’avais pas encore étudié à la fac, en histoire de l’art à Besac. Tout était réuni, l’architecture contemporaine, la liberté, le malheur des enfants, la solitude, et le plaisir de partir en itinérance.

    Et ce que je retiens de plus fort, le dernier segment qui me sépare de la chapelle, un accident du paysage, une grande descente au milieu des champs et une remontée à pic, un paysage qui creuse la colline, un bon site pour l’architecte, moins drôle pour la cycliste, on la voit de loin de ce côté-là, et pourtant elle ne fait pas m’as-tu-vu, pas une de ces cathédrales à l’universalité imposée, non simplement un manifeste et toujours aujourd’hui, la blancheur, l’inattendu dans le patrimoine local. Et l’approche fait partie de la découverte, il faut la gagner, surtout à vélo. Notre-Dame-du-Haut. Me souviens de m’être mise en danseuse, dans la dernière montée, si raide.

    Sur place, c’est le silence qui m’a subjuguée, ce rapport immédiat entre le silence et le béton, comme une vérité dans son rapport à l’absence de bruit, la matière et une certaine matité des pas dans l’herbe.

    Rien n’est ordinaire quand on arrive, la complication d’une forme qu’on cherche à décrypter, le décroché des murs, chaque fois incongru, et pourtant le sentiment d’une unité, celle du béton projeté enduit de chaux blanche.

    Et puis la couverture, combien de fois ai-je refait le tour de la chapelle pour comprendre cette barque posée en creux, l’inverse d’un dôme, une coque de béton suspendue au-dessus des murs, la légèreté du matériau coulé, la remontée du toit sur un pignon d’un côté, un tétraèdre en courbe qui ne donne à voir que ses bords épais à la manière d’un champignon, je n’ai pu saisir cette forme qu’une fois rentrée dans la chambre, sur un plan vu de haut, comment s’y était-il pris pour saisir cette voile irrégulière, la concevoir, la faire fabriquer, organique mais sans les logiciels qui facilitent le travail, quels moules pour la façonner, quelle forme le coffrage, faire un film qui explique le chantier de a à z, peut-être le trouverai-je un jour en ligne.

    Et puis à l’intérieur, l’immédiateté du volume, ni trop haut, ni trop bas le plafond, les murs bruts d’un cocon, et ces niches de lumière colorée, les mini-vitraux, les anfractuosités dans ce qui semble la roche d’une caverne humaine, chaque renfoncement s’annonce par un arrondi du mur, on se serait attendu à des niches à vierges, mais chaque crevasse est une pincée d’étoile, chacune avec sa forme particulière, rien de bien ordonnancé, l’anarchie faite simplicité.

    A la lumière, contemplant le paysage, j’ai repéré le petit camping un peu plus bas. J’ai planté ma petite chapelle de toile, découvert les sardines à planter dans la terre, senti l’odeur de neuf de la double toile de tente, émerveillée de mettre ces embouts sur les piquets pour séparer les murs intérieurs de la symétrique enveloppe imperméable d’extérieur, l’astuce de la technique, un sourire. J’ai sorti le camping-gaz, me suis préparé mon premier frichti de campeuse solitaire, j’ai lu, tous ces petits rituels d’une vie, puis à la nuit tombée suis rentrée dans ma maison de tortue et me suis endormie.

    La nuit ne fut pas sereine, je ne sais à quelle heure, j’ai entendu des bruits, le halètement énervé d’un homme. Effrayée. Je n’ai pas bougé, ai attendu, il marchait autour de mon château-mol, marmonnait des paroles incompréhensibles, je ne crois pas qu’il a cherché à ouvrir la tente, puis ça s’est calmé. M’a fallu vingt ans pour comprendre ce qui m’était arrivé : ai entendu Jean Lebrun sur France Culture parler à quelqu’un qui lui faisait visiter le site de la chapelle, on était en direct, et découvert que le curé qui sévissait à mon époque était un mauvais coucheur, qu’il ne supportait pas qu’on trouble sa solitude. J’ai compris alors qui haletait si fort au travers du double mur de toile.

    Le lendemain l’aube m’a réveillée ; me suis lavée à la rosée, bu un café lyophilisé et mangé le pain mou qui n’avait pas supporté l’humidité. Et sous la chaleur du soleil montant, j’ai encore lu, visité, marché dans le paysage, contemplé la vue et puis ai roulé ma tente, l’ai glissée dans son enveloppe avec les piquets et les sardines, ai refermé mon sac, l’ai rechargé sur le vélo, et fixé les tendeurs.

    Souvenir qu’en repartant, je me suis payé un gadin dans la descente, quand je criais de joie dans l’air vif qui frappait mes joues sous l’effet de la vitesse, le vélo tremblait et mes mains sur le guidon s’accrochaient, j’ai dû déraper sur un caillou, et j’ai giclé en l’air, suis tombée par terre dans le fossé, mon coude a frotté sur le bitume, ça saignait, pleine des courbatures de la veille et en plus cette douleur, qui ne m’a pas quittée pendant plusieurs jours, quand j’ai repris mon service comme stagiaire au foyer, mais elle faisait signal d’une liberté en action, la douleur, et elle me distanciait de ces heures qu’on n’appelait pas encore occupationnelles.

     

     

     



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