• Milles variations musicales comme art de l’esquive ou de la consolation |

    Dorothy Iannone

    The queen of the amazons and achills 2007

    Galerie Air de Paris

    Crédit Photo Anthropia

     

     

    Milles variations musicales comme art de l’esquive ou de la consolation |

     

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    Atmosphère plus légère, quand nous rentrons à la maison, nous chantons, ça console.

    Sans cesse, en allant à l’école, en faisant la vaisselle, en nous couchant, tout est chant, même la musique classique qui tourne sur l’électrophone, nous la chantons. Nous aimons Le Boléro de Ravel, parce qu’il s’adapte bien à cette tâche rituelle d’après-repas.

    Nous connaissons tous les instruments, ici un violon, là, une flûte. Le morceau commence par le tempo, des petits coups fins sur le fond du fait-tout, que nous répétons tout au long de la centaine de variations. Phil introduit mezzo voce les clarinettes, puis les trompettes, avec les verres, ça résonne. Puis nous enchaînons avec les cordes, violons et violoncelles. Je simule les piqués de violon, tout dans le poignet, tandis que Phil fait frissonner l’archet sur la corde, une cuiller en bois sur le bord d’une assiette. Pour certains sons, il coince la feuille d’aluminium d’une tablette de chocolat dans un peigne et module le son avec sa voix. Ça chatouille les lèvres, j’essaie moi aussi, c’est délicieux.

    Ensuite nous entonnons la partie forte avec l’ensemble de l’orchestre, nous nous donnons à fond, faisant pleuvoir les coups de cuiller sur les casseroles.

    Le jeu des variations n’a pas de secret pour nous, avons saisi la logique arithmétique interne du morceau, deux fragments de seize mesures, chacun répété neuf fois, et cent soixante-dix fois les deux mesures pour le tambour, ostinato, crescendo, decrescendo, après des centaines de Boléro tournant sur l’électrophone, nous voyons arriver la fin du cycle à l’intuition.

    Nous échangeons alors un regard de connivence, une coda nait sur la portée imaginaire, qui nous autorise à recommencer les variations dans une boucle complète avec l’ultime changement de ton. Nous finissons ce dernier mouvement par un cri extatique, supposé clore le morceau, pour la dernière casserole essuyée et rangée.

    Notre éducation musicale avant d'apprendre les instruments se fait entre l’électrophone et l’imitation dans le chant. Nous mémorisons ainsi la plupart des entrées d’opéras de Wagner, entonnons avec des tata-tatatata-tata-tatatata  la Chevauchée des Walkyries. Puis nous découvrons la subtilité des concertos de Brahms, les mouvements les plus émouvants chez Dvorak ou Borodine, les ballets de Tchaïkovski. Tout ça n’a pas de secret pour nous. Tout se chante, tout ce qui tourne sur l’électrophone de notre père, René, des disques classiques au Golden Gate Quartet ou à Georges Chelon, est bon à prendre.

    Deux opéras ont notre préférence, Lucia di Lammermoor, dont l’Air de la folie, chanté par La Callas dans l’acte II, est mon favori, tandis que mon frère a un faible pour la Flûte Enchantée, opéra pour lequel il apprend par cœur les airs de Papageno, et je ne dédaigne pas les triples croches de la Reine de la Nuit.

    La répétition a lieu au lit le jeudi matin, quand notre mère nous laisse seuls, enfermés, volets clos, pour aller au marché.

    Nous ne jouons pas au docteur, nos jeux sont musicaux et commencent généralement par une mise en bouche avec des bruits de gorge, très graves, dont je découvre plus tard qu’ils ressemblent aux chants des Tchouktches d’Extrême-Orient. Puis nous montons très lentement, tentant de faire tous les sons entre deux notes de la gamme et déclenchons parfois, par hasard, des harmoniques, qui nous secouent d’un grand frisson. Les sons nous sont un corps et nous enveloppent dans une même gaine protectrice, un bouclier contre l’inquiétude, celle d’être restés seuls dans la maison, celle de savoir la petite loin de nous.

    Une fois échauffées nos cordes vocales, nous entamons des chansons contemporaines. Les Loups de Reggiani, que nous chantons en duo, devient notre balade favorite, même si nous n’en comprenons pas toujours le sens, elle nous rappelle la légende de Sainte-Blandine face aux lions, c'est un de nos tubes en famille. Les hommes avaient perdu le goût de vivre et se foutaient de tout, leur mère, leur frangin, leur nana, pour eux c’était qu’du cinéma, nous aimons ces mots crus et la charmante Elvire, dont nous doutons de l’innocence. La chanson finit bien, notre mère rentre du marché et ouvre les volets de la chambre. On peut enfin s’habiller.


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