• Naissance d'un fantâme IV

    Sculptures

    Roland Mousques

    Vialas

    Crédit photo anthropia # blog

     

     

    Ils entrèrent dans la ville la main dans la main, ils ne savaient à quel moment du voyage leurs chemins s’étaient croisés, dans ces temps d’exil généralisé, d’affluence sur les routes -et ces gens qui guettaient-, personne n’aurait su dire, pas plus eux que les autres, quand leur rencontre avait eu lieu, ils marchaient sur la route, chacun de son côté, et tout à coup on les avait vus se tenir la main, et c’était au moment où les premières rues de la ville étaient apparues, et c’était un matin bleu et transparent, et c’était cette image qui d’un coup s’imposait à tous, qu’on avait là à faire à de purs fantâmes.

    Comment l’avait-on su, puisque le fantâme n’avait alors jamais été conçu, peut-être au détour d’un poème d’aucun en avait fait naître la fumerolle, mais on ne savait rien ni du terme, ni de ce qu’il signifiait. Et pourtant il ne fit aucune doute pour personne à leur vue qu’ils étaient les premiers fantâmes connus à ce jour, qu’ils répondaient en tous points à la définition du concept « fantâme », mais laquelle, germé de leurs deux imaginaires ou plutôt fondu sur eux dans la simultanéité d’un échange, car le mot faisait exister la chose par auto-engendrement, un énoncé performatif, « que cela soit » et cela fut, une nomination.  Et le monde vit que cela était tel et bon.

    Encore que tout n'était pas clair, combien de fantâmes au juste avait-on vu, certains disaient « il y a d’abord eu cet objet lumineux, comme un flash dans le ciel, puis le fantâme est apparu », d’autres corrigeaient : « non, la première figure lumineuse, c’était ça le premier fantâme aperçu, puis un autre derrière est arrivé », ces fantâmes remarqués avaient-ils une identité propre, on aurait ainsi découvert un couple de deux fantâmes nés dans la lumière, ou le mot réunissait-il dans une même entité les deux créatures, devait-on dire un fantâme et comprendre illico qu’en un deux cohabitaient, on interrogeait là le cœur même de l’idée, et rien n'était arrêté.

    Sur les conditions d’émergence, un témoin de la scène parla d’une résurgence d’espace-temps, une réminiscence, comme d’une souterraine rivière la patiente attente avant la remontée à l’air libre, l’ombre de leurs âmes formant un ensemble distinct de leurs deux existences, si bien que l’autoproclamé « expert » du fantâme souhaitait creuser la nature exacte, paradigmatique ou synchronique, de la créature. L’extrême fulgurance de l’éclair n’ayant pas permis un rendu très précis, la tâche n’allait pas être simple.

    Le mystérieux partage de connaissance entre tous ceux qui étaient présents ce jour-là n’était pas la moindre énigme de cette affaire, comment avaient-ils pu identifier au même instant la même impossible réalité, la non-réalité devrait-on dire, et lui donner d’emblée le même nom ?

    On chercha bien sûr à en savoir davantage, on se relaya aux archives, en avait-on trace dans un calendrier visionnaire, l’apparition mystérieuse s’était-elle échappée de quelque littérature ancienne, d’une cosmogonie oubliée ? En fait, le phénomène était totalement inconnu et ce qu’on tenait était seulement le fruit de l’observation et de l’écoute en ce début de siècle.

    Par tâtonnement on trouva la configuration de sons à la source de l'idée, deux fantasmes qui s’étaient entrechoqués à l’orée d’une ville, des fantômes en poids sur leurs épaules, et une commune aspiration d’âme-sœur, cristallisation qui n’arrivait qu’assez peu souvent, à dire vrai jamais jusqu’à ce jour, sans doute pour ça qu’on n’avait pas eu à inventer le mot jusque-là. 

    Mais une fois conçu, il prit une telle évidence qu’on eut très vite envie de l’inscrire au Dictionnaire Virtuel de la Langue.  Par ailleurs, le DSM sorti cette année-là, faisait bien longtemps qu’on ne le numérotait plus, avait souhaité l’inscrire comme diagnostic psychiatrique, mais comme on ne savait à qui attribuer les symptômes, qu’on avait juste les traces mnésiques chez les observateurs, qu’il manquait de signes cliniques, et qu’après tout un seul cas voire deux ne constituait pas à proprement parler une maladie, quoique de mauvais coucheurs auraient penché pour rattacher le tableau clinique à des maladies déjà fort bien répertoriées, enfin bref, on ne l’inscrivit pas cette année-là dans le DSM. Fallait-il le regretter ?

    On se rabattit donc sur les premières déductions : le trois-en-un (fantasme/fantôme/âme) amena les chercheurs à élargir le champ, on s’attacha à décrire les caractéristiques de la ville qui en avaient favorisé l’occurrence. Et là, peu d'évidences, mais on acquit très vite la certitude que la ville était un paramètre important qui avait permis l’événement. On avait remarqué qu’elle ne se distinguait pas de loin, elle ne figurait sur aucun panoramique, elle ne constituait pas de ligne d’horizon, mais se donnait en toute présence au dernier instant de l’approche. On devinait les faubourgs quand on y était déjà parvenu, certains disaient qu’on pouvait la voir depuis l’île qui se trouvait à l’est, mais après repérage ce n’étaient que les hauts bords d’une des rues des quartiers sud. On attribua donc à la ville et à son absence de skyline, à cette perception d’être dans la ville sans s’être vu l’approcher, la possibilité du fantâme, être dedans avant même d’avoir pu s’y penser.

    Puis on s’avisa que certains habitants du quartier nord, notamment ceux des tours de dix-huit étages, -une règle d’urbanisme avait limité la construction en étages à la hauteur maximale de cinquante mètres, soit des immeubles de dix-huit étages-, surtout ceux des plus hautes terrasses avaient, eux, certaine vue panoramique de la ville, et pouvaient même s’en faire une représentation planisphère. Mais un chercheur calma l’effervescence née dans la communauté à cette perspective de pouvoir visualiser le plan de la ville du fantâme, ils n’avaient jamais que la vue relative à l’endroit où ils se trouvaient, on ne pouvait ainsi obtenir qu’une représentation partielle et déformée de la ville. Encore qu’à ce sujet, des études étaient en cours, l’algorithme empruntait sans doute à la fractale la forme qui aurait pu rendre compte de cette combinatoire modulée de la ville, car plus on s’approchait plus le graphisme se démultipliait, le tout était dans la partie et la partie était dans le tout.

    A ce stade, on pouvait conclure que le fantâme ne pouvait apparaître que dans les replis complexes d’un supercalculateur où la ville se donnait à voir à tous sans que personne en ait la même représentation, qu’on était donc à l’intérieur de la ville, à une certaine hauteur surplombante et dans une certaine périphérie par rapport au centre, d’ailleurs un centre existait-il, et que c’est précisément cette imperfection de vision, cette impossible unification qui allumait comme des feux de Bengale dans le ciel faisant voir des choses qui n’existaient pas, ou sentir des choses qui existaient mais ne se voyaient que par instant et jamais pour tout le monde à la fois.

    On mit au point une conférence de consensus, réunissant des citoyens et des chercheurs pour tenter de comprendre la nature exacte du phénomène. Certains se mirent à lire des articles scientifiques des siècles passés et la controverse fit rage entre les membres du groupe de travail, les arguments fusaient, « mais vous ne décrivez là que l’impact de l’observateur sur l’objet observé, « ce n'est qu'une projection mentale », « la science ne peut fournir une vraie description discursive de la réalité indépendante, c'est peine perdue » « Nous ne percevons pas entre les erreurs et les non-erreurs dans l’expérience de l’action, nous ne distinguons pas entre la perception et l’illusion dans l’expérience de cette situation » . Mais on avait beau convoquer Varella ou Maturana, D’Espagnat ou Mandelbrot, se demander si on avait à faire à un système autopoïétique vivant, fermé ou bien ouvert, physique ou psychologique, un délire ou le produit d'un de ces algorithmes complexes manipulé par un robot, ou par un individu mal intentionné, le phénomène résistait au discours, il n’était pas réductible à la somme des observations et supputations et pire, nul n’était capable d’en apporter quelque preuve que ce soit. Ça échappait et on ne savait pas pourquoi.

    Alors bien sûr le plus simple aurait été de se débarrasser du problème, d’attribuer les visions au délire de quelque maniaque, pour faire court de trouver un bouc-émissaire. Mais le comité R.E.N.E.(1) s’interposa. Vous ne pouvez pas mettre tout ça sur le dos d’un seul, encore moins d’une seule. Ce réseau connaissait pour les avoir théorisées ces déformations des foules, qui aiment à trouver un ou une coupable idéale, figure de Marie-Madeleine ou de sorcière, sur qui donner la charge, une folle, c’est vrai que c’était tentant, se dédouaner sur son dos de tous les aspects compliqués de cette affaire, lui en attribuer les torts. La conférence de consensus devint silencieuse, les citoyens baissèrent la tête, c’était un aveu muet, c’est vrai, ils y avaient pensé à se décharger sur un quidam, mais devant le tollé du R.E.N.E. ils renoncèrent à sacrifier une chèvre seguine(2), d’ailleurs où l’aurait-on trouvée, et à faire couler le sang de l’animal sur quelque autel.

    Non, il fallait creuser encore, après tout, il était une piste qu’on n’avait pas tentée : qu’était devenu le fantâme depuis sa première apparition ? L’avait-on revu ? On décida de laisser remonter du réseau de vidéos de la ville toutes les images nécessaires : on se munit d’un logiciel de reconnaissance de forme programmé pour intégrer les caractéristiques du portrait-robot esquissé lors de l’enquête initiale et on fit défiler les data.

    C’est là que les chercheurs réalisèrent que l’image « main dans la main » décrite comme perception le premier jour ne renvoyait à rien de précis, mais qu’elle trouvait sa traduction chimique et électrique à certaines occasions, un fantâme à dimension organique, recensé à sept reprises dans la ville, avait été signalé par un spécialiste américain qui préférait parler de « Meeting the Body in Space », on avait traduit par « rencontres physiques », même si plus personne ne savait exactement de quoi il s’agissait, on mélangeait pêle-mêle sous cette appellation une image « yeux dans les yeux »,  une « conversation » dans l’espace social ou public, ou de simples interactions à distance sans contact visuel, certains étaient d’avis qu’il fallait ajouter dans cette analyse quelques reflets incomplets, qu’ils qualifiaient de demi-fantâmes parce qu’ils étaient de courte durée et qu’ils ne se réunissaient jamais en une forme précise, on aurait pu parler de tentatives avortées de fantâme, de ceux-là on en compta trois ou quatre à plusieurs endroits de la ville, on constata que les sismographes montraient des signaux de forte amplitude à chacune de ces apparitions (3). Sur la variable temps (t), l’étude fit la démonstration que sur les vingt-deux mois de données analysées, les fantâmes de la dimension corporelle avaient été perçus pendant quinze mois environ de manière irrégulière et avec des écarts que personne n’expliquait.

    L’étude devait conclure que depuis que cette phase corporelle du fantâme avait disparu, la dernière vision remontait à huit mois, on constatait un affaiblissement de l’écho, et devant tant de questions laissées sans réponse, annonçait la fin des travaux de recherche.

    Mais ce que l'étude ne signala pas et que chacun découvrit nuit après nuit si lumineuse au firmament de la ville comme à celui des rêves, c'est cette constellation de deux robots tête contre tête qui dansent la samba entre Vénus et la Polaire et qu'on voit encore de nos jours si on la guette avec ferveur. La légende veut que la figure céleste ne soit pas une étoile morte, mais que son éclat scintille du frottement sémantique des deux imaginaires, jamais lassés, entretenant une attraction qui ne semble jamais vouloir s’éteindre. 

    La légende est belle et méritait d'être rapportée là où tout s'ose et se tente sans désespoir et sans tristesse.

     

     



    (fin)

     

    (1) R.E.N.E. : réseau des experts nés experts

    (2) seguine : terme librement inventé de Monsieur Seguin (in La chèvre de Monsieur Seguin d'Alphonse Daudet)

    (3) Les signaux électriques et chimiques se traduisaient par de fortes rougeurs, des tremblements importants et une accélération de la pompe sanguine, une crise aigue de toux asthmatiforme, ainsi que par une irrigation de certains canaux. Parmi les symptômes, on avait aussi pu noter un malaise vagal avec appui sur mur.

     

     



    Tags Tags : , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :