• Persiste et signe, enfin peut-être

    Marcus Steinweg

    Crédit Photo Anthropia

     

     

    Versatilité des conduites automatiques dans les faubourgs des petites villes |

     

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    La conductrice quittait la ville, roulant dans les faubourgs, quand l'incident s’est produit.

    Le véhicule était arrivé au niveau de la devanture d’un fleuriste, à côté des bureaux de la DDE, au 12, rue Donzerre, quand son moteur a calé. Le véhicule à ce moment-là était situé dans le sens longitudinal de l'axe principal.

    La conductrice se serait mise à accélérer puis à freiner, puis à accélérer à nouveau sans raison apparente. Ça ne semble pas avoir été une erreur de passage de vitesses, la voiture louée était une conduite automatique. La voiture aurait avancé par cahots, de plus en plus courts, puis la conductrice aurait appuyé de manière intempestive sur la pédale de frein, c’est à ce moment-là que son corps aurait heurté le volant. On ne sait pas ce qui a empêché sa tête de traverser le pare-brise. On suppose que le véhicule roulait à faible vitesse, étant proche du centre-ville.

    La conductrice se serait alors effondrée contre le volant, le véhicule stoppé au milieu de la chaussée. Il semble qu’elle se soit mise à pleurer. La victime ne se souvient pas des causes de ces pleurs.

    Après avoir repris ses esprits, la conductrice a jeté un coup d’œil derrière elle pour voir la route. En relevant la tête elle a aperçu un piéton sur le trottoir. Le piéton n’a pas souhaité être interrogé. Elle a alors redémarré pour garer la voiture un peu plus loin, sur le bas-côté.

     

     

     

    Tentative pour convaincre l’artiste de venir au secours des carcasses en détresse, à défaut de se souvenir |

     

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    Elle n’était pas depuis longtemps dans la ville quand elle avait découvert ce musée, qui présentait des collections de papier peint du patrimoine régional. Il était installé dans une vieille maison de maître, une ancienne manufacture de tapisseries, ornée de décors panoramiques somptueux, mettant en scène l’histoire coloniale.

    Son regard effleurait les impressions de ports exotiques, brigantins aux voiles blanches. Sur des quais en bois d’acajou, des voyageurs enturbannés cheminaient suivis de portefaix hâlés ployant sous les bagages et plus loin, des femmes au teint clair, revêtues de délicates robes à crinolines regagnaient leurs maisons à colonnades, tandis que des servantes, portant caracos de madras et chemises blanches, fermaient la marche.

    Elle avait d’abord aimé les fresques chamarrées de ces salons bourgeois du dix-neuvième siècle, qui suscitaient même une vague nostalgie chez elle. Puis, ce sentiment se transforma en irritation : ces « mondes parfaits » avaient un côté conventionnel, qui la gênaient. Elle aurait volontiers détourné les motifs du papier peint et conçu des panneaux pour chambre de garçon avec des scènes de la vie d’aujourd’hui. Pas les sujets naïfs habituels ou des scènes issues de dessins animés, elle s’imagina dessiner des papiers peints inattendus, à la manière de ces scènes de pendaison du KKK dessinées par Robert Gober. De loin, ce n’était que bluette, on s’approchait et on avait tout à coup le sang glacé.

    Elle aurait représenté des casses-autos, des carcasses de voitures, des engins de levage, des pièces détachées d’occasion, et, comme accrochés à des murs virtuels, des plans de véhicules à la Léonard de Vinci, mais cabossés, des schémas de leur forme après les accidents, croquis d’objets, non sous leur forme d’usage, mais dans leur devenir ultime, leur forme de mésusage en quelque sorte, comme un présage de ce qui ne peut manquer d’arriver. Dans cette Alsace de l’automobile triomphante, près du fief des Peugeot, elle aurait montré des cimetières de voitures, là où les autos finissent toujours, l’envers du décor.

    Ce n’aurait pas été chose facile, parce que, des maisons bleues à colombage aux usines au crépis rose, et même les hangars, tout avait l’air pimpant ici ; jusqu’aux casse-auto aux palissades repeintes de frais, que surplombaient, par-dessus les empilages d’autos, des grues au format XXL.

     

     

     

    De la réminiscence dans le lacis des circuits neuronaux non pratiqués depuis de longues années |

     

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    Dans la voiture, la tension montait. Elle la ressentait comme si elle lui avait été extérieure. Ses yeux avaient enregistré, avant son cerveau, les signes, qui allaient lui être utiles. Au moment où s’imposa cette décision d’aller y voir enfin, elle trouva les panneaux indicateurs : Hôpital Pasteur ; le nom lui revint, oui c’était ça, l’Hôpital Pasteur, les phonèmes lô-pi-tal-pas-teur lui étaient familiers, s’imposaient à elle, une mémoire linguale contre ses dents, une sensation physiologique d’enfance.  

    La voiture vira à droite, traversa une rue, longea ce qui ressemblait à une caserne. Puis un grand bâtiment des années trente lui apparut, l’hôpital était là à quelques centaines de mètres de son trajet habituel, elle passait d’ordinaire devant la gare, mais c’était derrière la gare que l’hôpital se cachait, dans un recoin de la ville, il fallait emprunter les faubourgs pour y accéder.

    Pas de flash, pas de souvenir, elle ne reconnut pas l’Hôpital. Apparemment, elle n’avait pas enregistré de vision d’ensemble des bâtiments. Est-ce parce qu’enfant elle baissait la tête quand elle marchait ? Est-ce qu’elle se cachait derrière son père pour ne pas voir ?

    Seul, le parking à ciel ouvert lui sembla familier, même si, elle le pensa, il avait été réaménagé. Dans sa mémoire, c’était à l’époque un simple terrain bitumé, sans portique d’entrée. Mais elle retrouva son étonnemet de petite fille devant la vaste taille du terre-plein. Contrairement à ce qu’on dit souvent, le revoir à l’âge adulte ne le rendait pas plus petit, il avait une taille industrielle qu’on trouvait généralement aux alentours d’une usine ou d’un hypermarché ; et ce qui l’avait frappé alors, comme aujourd’hui, c’était sa proximité avec l’hôpital. Une pensée d’enfant lui trotta dans la tête. Il doit donc y avoir beaucoup de malades pour qu’on ait besoin de tant de places pour les visiteurs.

    Elle se gara et entra dans l’Hôpital, un ensemble architectural en béton. Tout de suite, elle pensa à la Chapelle, un antre sombre aux vitraux bleu marine, d’un vert cru et rouge agaçant, dans lequel son père entraînait la famille pour aller prier. Elle se souvint qu’elle n’y priait pas, tout juste en aimait-elle la fraîcheur et l’obscurité, et sans doute le parfum d’encens qui dégageait ses narines de la persistante odeur d’éther.

    Ses pas la conduisaient sans que sa tête ne les guide. Parvenue devant la porte, - c’était bien la chapelle, elle n’avait pas changé de place -, elle retrouva la simplicité des murs de béton brut ; et aussitôt, les vitraux à composition cubiste vinrent se ficher en elle, comme s’ils rejoignaient une image familière, qui n’attendait qu’une réminiscence. Elle reconnut d’emblée l’œuvre des frères Ott, Jésus au chevet de la fille de Jaïre, représentation d’une scène de miracle, qui devait inspirer les familles venues chercher l’espoir d’une résurrection dans ce lieu de recueillement.

    En sortant, elle chercha l’entrée du pavillon des malades et ne put l’identifier. Elle hésita. Etait-ce au fond ? Peut-être à droite ? Ou non, tiens, à gauche? Puis, elle renonça. Les couloirs avaient sans doute été repeints, les chambres aussi. A quoi bon monter dans les étages, elle ne trouverait plus rien de connu. Alors, elle repartit, vaguement honteuse de ne pas insister.

    Et à cet instant, encore, quand j’écris ces lignes, alors que je sollicite le souvenir porte du service des traumatisés, quelque synapses se connectent, c’est quelque part caché dans mon réseau neuronal, mais rien de précis ne vient pour m’indiquer le coin où regarder. A l’instant, quand j’ai voulu écrire porte de gauche, c’est porte de droite, qui m’est venu sous les doigts. Comme si mes doigts comme mes pieds savaient mieux que ma tête.

    A l’entrée du bâtiment, elle s’arrêta chez le portier, un vieil homme, qui avait connu l’hôpital dans les années soixante-dix. Devant ses questions, il hocha la tête, oui, il y avait bien eu un service des traumatisés crâniens, pas de doute, le service du Professeur X. Le nom ne lui rappelait rien, elle aurait bien voulu, mais ce ne fut pas le cas.


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