• Quand la musique est bonne

    Sarah Bernardo

    Disembody

    2009

    Portugal

    Salon de Montrouge

     

     

    J’allais une fois par semaine chez Mlle Masson. Elle avait moustache drue au-dessus des lèvres, un air toujours bon enfant, des yeux marron malicieux, quelque chose de l’écureuil en elle. Je l’imaginais dès la montée des escaliers, sur les marches de bois cirées, à large gire, recouvertes d’un épais tapis. L'odeur de cire a longtemps fait office de madeleine, une promesse de joie, une prémisse de musique.

    Mademoiselle Masson était ma mère en piano. Je l’avais surnommée, Ma Son, à l’américaine, quand Aliette m’avait expliqué le sens du mot Ma. Ma Son m’apprenait à identifier et à faire miennes les notes du piano, celles qui se marient, celles qui dissonent, qu'on laisse filer jusqu'au bord du supportable, jusqu'à ce qu'un rétablissement remette l'accord en ordre.

    Avec Mademoiselle Masson, j’avais découvert l’accord parfait, puis le dièse, le bémol, les clefs de sol et de fa. C'est à peu près tout, je n’étais qu’en première année. Parfois, j’aurais volontiers entraîné ma professeure dans un mineur alangui, qui ne se serait pas rétabli. Mais elle avait le sens du joyeux, Ma Son, la tristesse, elle ne l'envisageait que quelques minutes, ne supportant que mal ces bords d'abîmes, dont on ne sait si on reviendra entier. Elle ne me laissait pas faire. Comme si elle sentait en moi un fonds de mélancolie. Le mode majeur était entre nous comme un pacte de bonne santé, un retour à la réalité qui ne souffrait pas le doute.

    Avec elle, j’appris à jouer à quatre mains. Dans ma famille, j’ignorais ce qu’« ensemble » voulait dire, mais avec la musique, sur ce piano quart-de-queue que nous caressions de bonne humeur, dans l'entente tranquille d'un professeur et de son élève, nous prenions la clef de sol comme on prend la clef des champs, allions jusqu’à la coda, et ainsi de suite jusqu'à la fin. Certitude de l'ouvrage bien faite. Pas d'ambition folle du génie. Non, juste la tranquille harmonie.

    Bourgeois jeudis d'infante bien propre, bienveillance de la vie dans ces quelques après-midi. La fébrilité active des mères offre parfois et, sans doute par inadvertance, quelques instants de répit. J’y puisais de l’espoir. J’aimais le piano, ce n’était pas un devoir de répéter sur mon piano droit brillant un morceau pendant des heures, d’entraîner mes doigts à faire le petit pont, de délier mes épaules pour gagner en souplesse. Alors, sans doute que les filles étaient élevées à la broderie et au piano, comme on nourrit les poules au grain, dans notre milieu petit-bourgeois de province. Mais je m’en fichais.

     

     


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