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    George Segal

    The homeless 1989

    Crédit Photo Anthropia

     

     

    Réécriture – Texte édité pour la première fois sur ce blog en 2006

     

     

     

    Ciel jaune à Prague. Il avait hésité à se joindre à la promenade touristique du cimetière, où les badauds parcourent les allées, non parce que c’est un cimetière, non pour leurs morts, mais parce que c’est un pictogramme sur le plan de Prague, lui, était venu pour trouver sa tombe, alors il marchait sur l’étroite bande de ciment en lacet devant lui, et, touriste derrière les touristes, suivait l’itinéraire dans le mouvement des pierres tombales, contemplant ce pêle-mêle de pierres grises plus vivant que lui, déchiffrant quelques lettres hébraïques  qui lui rappelaient qu’ici reposent, enfin, qu’ici gisent les morts juifs de Prague, les vieux morts juifs. Bien avant le ciel vert de gris.

    Il l’apprend alors, les morts plus récents ne sont plus là. C’est ce qu’on découvre après avoir visité le vieux cimetière juif, qu'il y a un autre cimetière, tout neuf. Mais c’est loin, c’est là-bas tout au bord de la ville.

    L’homme jeune est intranquille. Le tramway file le long des quartiers, bordés d’immeubles de pierre blanche. Chaque station peut être la bonne. Il se penche. Il ne se concentre pas sur la traversée de la ville, mais sur le nom des stations qu’il faut parvenir à lire quand on est à l’arrêt. Une enfant ne cesse de rire sur le siège en face de lui. Puis elle tape de ses pieds le skaï de sa banquette. Sa mère la regarde d’un air indulgent.

    Un moment, l’homme se laisse distraire par de jeunes visages graves dans le tram. Allure de jeunes novices sombres, gueules efflanquées. Dans cette ville, ce sont les hommes, le dimanche, qui promènent dans le tram leur mélancolie. Les femmes sont occupées, retapent des boutiques, ouvrent des restaurants. Question d’équilibre, peut-être. Contraste de Prague.

    Le chauffeur du tram se retourne pour lui faire un petit signe. Vous êtes arrivés. Cimetière de Prag-Straschnitz. L’homme descend inquiet devant le lacis de voies de tramway, qui semblent étendre partout leurs tentacules immobiles. De larges perspectives, au loin l’urbanisme de l’Est, quand il faisait bloc, tout près, quelques arbres glabres. Il s’approche d’un imposant portail, surmonté d’une inscription qu’il ne sait pas lire, c’est là, il franchit le portail, et remonte à l’intérieur une large avenue de gravier gris. Il demande son chemin. Il se perd à plusieurs reprises, aucune indication, l’itinéraire n’est pas encore fléché, et finit par trouver l’allée.

    Le monument est là. Arrivé devant lui, il s’incline et lit :

    Dr. Franz Kafka

    Hermann Kafka

    Julie Kafka

     

    Humidité de l’air, l’homme jeune frissonne. Il relit pour être sûr. Oui, c'est bien ça. Kafka est enterré dans la tombe de son père. Il gît là, coincé dans l’étouffoir paternel, est-ce la vérité du grand K., son dernier mot, doit-on croire davantage aux messages d’outre-tombe ?

    Dégoût pour cette promiscuité. L’homme jeune est jeune. Sa théorie de la liberté est récente, il pense encore que l’indépendance se manifeste, qu’on en brandit l’étendard. Alors le côte à côte imposé, le mélange des vers, c’est Kafka qui se trahit en douce, c’est cela qu’il pense, à peine devenu poussière, c’est à SA poussière qu’il est retourné. Docteur petit garçon, est-ce parce qu’il n’a pas su lire sa lettre au père qu’il se retrouve gisant là, condamné à tenter de la lire pour l’éternité ?

    L’homme jeune est abattu. Bruit de bronze dans sa tête, une statue déboulonnée. Disparition d’une illusion. Son Chouka, oui, son Chouka, celui qu’il lit chaque soir, dans un Journal aux pages grises et fatiguées, Chouka est sous ses pieds, enfermé comme dans une cellule, à jamais.

    25 octobre

    Le premier signe d’un début de connaissance est le désir de mourir. Cette vie paraît insupportable, une autre, inaccessible. On n’a plus honte de vouloir mourir ; on demande à quitter la vieille cellule que l’on hait pour être transféré dans une cellule nouvelle que l’on apprendra à haïr. Un reste de foi continue en même temps à vous faire croire que, pendant le transfert, le maître passera par hasard dans le couloir, regardera le prisonnier et dira : « celui-là, vous ne le remettrez pas en prison, il viendra chez moi ».

    Pour la première fois le jeune homme en rit. A Paris, ce texte-là le déchirait. Ici, il rit, un rire hésitant entre cynisme et délivrance. Le rire que K. a dû avoir en se relisant. Quelle bonne blague. L’espérance, rance, rance.  Voilà, K. est désormais avec le maître, à sa table, au fond du trou.

    Le malentendu Kafka. L’homme jeune donne un coup de pied rageur dans la pierre tombale. Kafka le grand n’est que ce petit-là. Dépit. Ciel indigo tout à coup.

    Oh, il s’en doutait. Il s’était déjà débattu avec cette fausse image qu’il avait d’un grand Kafka, le génie. Tout était venu de Marthe R. Elle avait arrangé la traduction. Traditore. Quand K. se gaussait de lui-même, manipulait le rire subversif, le rire qui vous soulève et vous met les larmes aux joues, quand K. cinglait ses lignes d’un humour désespéré, Marthe R. dépouillait, assombrissait. Bien tentant ce K. du soleil noir. Et l’homme jeune s’y était laissé prendre. Il ne lisait pas l’allemand.

    Comment faire confiance à un homme qui n’a pas pu s’échapper de sa prison et qui choisit si mal ses amis ? Comme sa maison de Prague dans laquelle tout n’est que jouissance dans le déduit : la maison dont on touche les deux murs en étendant les bras, la ruelle minable dans la pénombre du Château, les douves qui font aspirer au suicide par le vide, quand en contre-bas la maison du maître parade fièrement sur la grand-place.

    L’homme jeune se dit qu’il faut admettre l’humble chez Kafka  Que cette humilité fait humus, qu’elle irrigue, qu’elle nourrit. L’humus est partout à Prague, même dans  la perte des traces de K., dans l’oubli de lui qu’enterre la ville.

    C’est cela que l’homme jeune est venu comprendre ici. La grandeur de K. gît dans le peu, le peu d’un petit homme et de son petit chemin de sa cellule à la cellule finale, dans l’humour qu’il faut pour se moquer de cette sale aventure qu’est la vie.

    L’homme se baisse pour contempler une herbe folle qui pousse entre les pierres. Une fourmi s’éloigne et disparaît.

     

     

    Prag-Straschnitz, le 25 octobre

     

     



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  • Robert Combas

    Mini clubman

    Crédit photo Anthropia

     

    Casse-Auto

    Un roman d'Anthropia

    Extrait


    1

    La conductrice quittait la ville, roulant dans les faubourgs, quand l'incident s’est produit.

    Le véhicule était arrivé au niveau de la devanture d’un fleuriste, à côté des bureaux de la DDE, au 12, rue Donzerre, quand son moteur a calé. Le véhicule à ce moment-là était situé dans le sens longitudinal de l'axe principal.

    La conductrice se serait mise à accélérer puis à freiner, puis à accélérer à nouveau sans raison apparente. Ça ne semble pas avoir été une erreur de passage de vitesses, la voiture louée était une conduite automatique. Le véhicule aurait avancé par cahots, de plus en plus courts, puis la conductrice aurait appuyé de manière intempestive sur la pédale de frein, c’est à ce moment-là que son corps aurait heurté le volant. On ne sait pas ce qui a empêché sa tête de traverser le pare-brise. On suppose que le véhicule roulait à faible vitesse, étant proche du centre-ville.

    La conductrice se serait alors effondrée contre le volant, le véhicule stoppé au milieu de la chaussée. Il semble qu’elle se soit mise à pleurer. La victime ne se souvient pas des causes de ces pleurs.

    Après avoir repris ses esprits, la conductrice a jeté un coup d’œil derrière elle pour voir la route. En relevant la tête elle a aperçu un piéton sur le trottoir. Le piéton n’a pas souhaité être interrogé. Elle a alors redémarré pour garer la voiture un peu plus loin, sur le bas-côté.

     

     

     

     


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  • Monika Sosnowska

    Installation view in modern institute

    Glasgow 2004

     

     

    Réécriture de Le Hammam (10 novembre 2006)

     

     

    Acte I

    (Dans une salle de repos, une fille écrit. Un homme la regarde. Elle relève la tête. Il lui sourit discrètement).

    Vous écrivez votre journal ?

    Non, juste une phrase, enfin une qui ait du sens.

    Vous voulez parler d'un dialogue : qu'il ait du sens, pour moi par exemple ?

    Non, je veux parler d'écriture. Je voudrais parler du lien délivrant. Je voudrais raconter la dépendance, qui n'en finit pas. La fusion. Peau d'Ane, sans lien ni rien.

    Peau d'Ane, le conte. Ah, oui, l'inceste ?

    Peau d'Ane n'est pas une histoire d'inceste. Il y est question de l'individuation.

    Individuation ?

    Oui, elle cherche la question, qui ne trouvera pas de réponse chez l'autre. Sa question à elle, celle qui la fait absolument originale, qu'il ne pourra réduire à néant. Elle ne veut pas entrer en fusion avec cet homme, son père.

    Mais ce père veut l'épouser. Elle lui oppose des obstacles et il a réponse à tout.

    Oui, justement. Elle lui demande toujours plus, la robe couleur du ciel, puis celle du temps, et enfin celle du soleil. Vous remarquez la progression. Elle essaie de trouver l'inimitable. Mais lui, rien ne le rebute. A ciel, il suit.  Pour le temps, c'est déjà plus difficile, mais il ne passe pas. Même pour le soleil, il sait faire. Il a tous les atouts dans son jeu. Elle le défie de créer l'irreprésentable. Elle le sait qu'il faut le confronter à ça, que la confusion des générations, c'est impossible. Et lui ne renonce devant rien. Et c'est ça son drame, comment pourrait-elle contester la splendeur du travail fourni ?

    Mais pour l'âne, hein, pour l'âne. Il ne s'agit pas de représentation ? Pourquoi demande-t-elle la fourrure de l'animal ?

    Elle veut le punir. Vous comprenez, quelque chose qui l'arrêtera. Elle lui demande de choisir entre le pouvoir, les fastes et elle. En espérant que cela fasse frontière entre elle et lui. La seule chose qu'il ne devrait pas pouvoir lui donner. Elle veut dire « stop » à l'anéantissement par le don. Faire cesser cette ronde infernale des cadeaux qui l'écrasent.

    En tout cas, cela ne marche pas.

    Lui est dans une telle confusion, que rien ne l'arrête. Elle voit bien qu'elle n'y arrivera pas. Elle décide de fuir.

    Comme vous ?

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    Acte II

    (Elle est allongée et fume une cigarette. Il la contemple.)

    Qu'avez-vous fui ?

    J'ai fui la Confrérie du Globe.

    La Confrérie du Globe ? C'est une secte ?

    Non, c'est une famille. Enfin oui.

    Pourquoi l'appelez-vous ainsi ?

    La Confrérie du Globe, c'est un espace clos, sans hiérarchie. On y est tous frères et sœurs.

    Pourquoi ce nom grandiloquent. Confrérie du Globe.

    Parce que c'est puissant. Vous êtes dans une sphère, une enveloppe. Vous êtes claquemurée. Mais c'est à votre insu. Vous ne vous doutez de rien. Cela n'a ni forme, c'est incolore, inodore. C'est mou aussi. Vous pouvez tenter d'avancer, d'en échapper. L'enveloppe se déforme, s'allonge, vous donne l'impression que la route est ouverte. Mais soudain, l'angoisse vous assaille. Le doute vous prend. Alors, vous rebroussez chemin. Quand on rebrousse chemin, on croit agir de son plein gré. Et bien, cette enveloppe-là agit sur moi pour me décider à rentrer au bercail, comme si j'étais libre. 

    Ce n'est pas réel ? De quelle nature est cette enveloppe ?

    C'est une gangue. Elle emprunte ma forme et celle des autres enveloppés et nous enferme à l'intérieur du Globe.
     
    Que voulez-vous dire ? Emprunter votre forme ? l'intérieur du Globe. (Il pousse un soupir de découragement).

    Imaginez une enveloppe qui soit autour de vous, en vous, au milieu de vous, qui vous parcourt de bout en bout, enfermée comme dans une bulle de savon, qui ne cède pas à l'air. Vous croyez être un, indivisible quoi. Et vous êtes en fait fondu dans le tout. Un tout que vous ne sentez pas, inoxydable, inattaquable, insubmersible, incassable, mais insensible. Vous ne pouvez que l'approcher par déduction. En fait, c'est un milieu. Et comment peut-on savoir qu'on vit dans un milieu, quand on n'a jamais connu que cela. C'est autour et c'est dedans. En vous.

    Vous êtes un peu mystique, ésotérique ? Ah, non, je sais « new age » ! Ce n'est pas ces histoires de cosmos. Non ?

    (Elle reprend ses esprits, sourit plus amène). Excusez-moi. C'est la première fois que vous venez ici ?

    Oui, j'avoue que je ne me doutais pas de ce qui se trouvait derrière la façade.

    Oui, de la rue ça ne paie pas de mine, mais à l'intérieur, c'est la douceur de vivre. C'est votre premier bain en hammam ?

    Oui, dans ma famille, mes arrière-grand-pères allaient aux bains-douches. Mes grands-parents se lavaient dans la cuve de cuivre à la cuisine, un broc d'eau chaude dans une main, un broc d'eau froide dans l'autre main. Moi je suis né à l'ère de la salle de bain. On l'a fait construire quand j'étais enfant. Mon premier bain a été un vrai bonheur.

    Oui, c'est bon, un bain. Et vous aimez ici ?

    C'est un peu insolite. J'aime les mosaïques, le bleu. Les fresques sur les banquettes. Oui, je crois que j'aime bien. (hésitant). Le hammam, c'est un peu comme votre enveloppe. La vapeur d'eau vous entoure, vous pénètre.

    Oui, mais l'eau n'empêche pas de sortir.

    Vous en êtes sorti de la Confrérie du Globe ?

    Le Globe est toujours là, dans ma tête, dans mon corps. Je crois être sortie et je le débusque tel un fantôme, toujours bien présent. J'ai un pied au-dehors. Mais je suis souvent tentée de me lover dans l'enveloppe. Cela protège de l'extérieur.

    Votre histoire d'enveloppe, cela fait penser à un bébé. L'utérus. Le fœtus s'y trouve, comme dans un gangue. Puis la poche de placenta rompt, la mère perd les eaux, le bébé naît. Il y a là un cycle, qui conduit à sortir inéluctablement au bout de 9 mois. N'est-ce pas le fantasme de votre naissance que vous revivez ?


    (agacée) Le fantasme de la naissance ? Vous croyez que je pense au rebirth ? Cela vous rassure de mettre votre propre métaphore sur mes histoires de globe, d'enveloppe. Alors, si vous voulez une image, pensez plutôt à la chenille processionnaire, cette immonde gangue, répugnante, cette chenille qui dévore tout sur son passage. Voilà, vous serez plus prêt de ce que je ressens.


    (penaud) Excusez-moi. Je ne suis pas très versé dans la psychologie. Je ne suis pas un habitué des conversations de ce genre. (pour lui) Toute cette sensiblelité..(s'est rattrapé de justesse).

    (Il s'étale mollement en se frottant le ventre).

    Elle le regarde.

    Vous, c'est le contraire. Vous vous vautrez dans la réalité.

    Voilà les gros mots, maintenant. (Il se met sur le côté et lui sourit gentiment). Oh, je ne voulais pas vous heurter.

    (Il se met sur un coude).

    Vous dites que je me vautre dans la réalité, en fait j'y vis, je m'attache aux faits, à tout ce qui se voit, ce qui se touche. Mon esprit est un système neuronal, mes pensées des connexions. Voilà ce que je vois. Et pour l'imaginaire, je ne m'y attache pas, ce sont pour moi les scories de la pensée, l'entropie du système, un reste à jeter. Si je devais m'y arrêter, je n'aurais pas de temps pour vivre.

    (Satisfait de lui, il se remet sur le dos).

    (Elle sort de la salle).

     

    _________________________________________________________________________________________

     

     

    Acte III

    (Elle sort du hammam)

    J'peux vous offrir un thé ?
    (Zut, il est là, celui-là !)


    Oui, si vous voulez.
    Là ? (Il désigne en face du hammam un café égyptien, un grand narguilé d'or peint sur la vitrine, et des petits rideaux en brocard de Damas, rouge, marron et doré à fines rayures).


    Pourquoi pas ?
    (Pourquoi elle accepte ?)


    C'est quoi vot'moto ?
    Une routière, une allemande. Une BM. Vous voulez les caractéristiques techniques ?
    (Il a repris un ton narquois).


    Vous êtes désagréable. Pourquoi vous m'invitez ?
    Je n'avais pas l'intention de vous embêter tout à l'heure au hammam, je voulais vous aider.
    (Il lui tend son paquet de Benson et Hedges Platinum, tiens, les moins dosées, et lui allume une cigarette). 


    Merci.
    (Quand il lui a présenté la cigarette, elle a senti sa peau douce).
    (Il lui jette un regard. Elle hésite. De chasseur ?)


    Un thé à la menthe ?
    Oui.


    Deux thés à la menthe, s'il vous plaît. (Voilà, il est parfait, organisé, lui demande son avis, passe la commande, ça commence).
    (Il la regarde. Elle regarde son regard. S'il compte sur elle pour faire la conversation, il se trompe. Elle n'aime pas les chasseurs, ni les hommes qui prennent en charge les nanas).

    Mon père m'a toujours dit de rester autonome.

    Ca veut dire quoi ?

    Libre, quoi, indépendante.


    Ca comprend quoi au juste cette autonomie ? Le café, vous avez le droit de le prendre avec quelqu'un ? Ou bien c'est vous qui payez peut-être ?
    (Elle se sent prise à son propre piège).


    Oui... ça m'arrive de payer, pour ne pas me sentir redevable.

    Pour un thé à la menthe, vous sentez quoi, que vous devez passer à la casserole, pour un thé à la menthe ?
    (Il paraît un peu énervé)

    Passer à la casserole, vous voulez dire le sexe ?

    Je ne sais pas moi, vous me parlez d'indépendance. Il y a quand même des choses qu'il vaut mieux faire à deux, non ?

    Oui, bien sûr. Mais en général, cela ne me réussit pas beaucoup ce genre de truc.

    Truc, quel truc ?

    Le sexe. Les hommes croient toujours que nous les femmes, on veut une histoire, en fait non, on veut sentir une peau sur sa peau pendant quelques heures. Pour se réchauffer, se sentir moins seule.


    D'une, vous n'êtes pas toutes les femmes. J'en connais qui veulent bien d'une histoire. Et puis permettez-moi de vous dire que pour ce que je pense, j'en suis seul juge, non ?


    (Elle en a assez, elle se ridiculise, comment a-t-elle pu dire autant de nullités en si peu de temps).


    Si je vous dis cela, c'est que je le vis régulièrement. Cela commence légèrement, puis cela se termine en pataquès.


    Ecoutez, je n'ai pas le goût du pataquès. Et rassurez-vous j'aime bien les femmes indépendantes.


    Autonome, plutôt. Mon père m'a dit un jour, tu dois être autonome. En fait, c'était un ordre. Donc soit je deviens autonome, me débrouille toute seule, mais comme je lui obéis, je ne suis pas autonome. Soit je m'attache à quelqu'un et alors je ne suis plus autonome, mais en fait je le suis, puisque je désobéis à mon père. Vous voyez, une injonction paradoxale, impossible à réaliser.

    (Coup d'œil effaré de lui. Elle s'enfonce).


    Je vais d'abord boire mon verre de thé, vous voulez bien, puis vous m'expliquerez cela.


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     Acte IV

    Vous n'avez pas compris ? C'est pourtant simple. C'est ce qu'on appelle la double contrainte. Je ne peux pas choisir une solution, sans choisir l'autre en même temps. J'ai tort dans tous les cas. Bref, c'est l'impasse. Je suis dans une impasse.


    Dans mon métier, on apprend que les impasses, faut les dépasser. 

    Les dépasser ?


    Oui. Une impasse n'existe que parce qu'on se pense dedans.


    Mais je n'ai pas le choix. J'y suis dans l'impasse.


    C'est une question de regard. Si vous vous déplacez, si vous voyez les choses d'un autre point de vue, vous n'êtes plus dans l'impasse.


    Mais dans ce cas, je ne suis plus moi. Moi, c'est mon regard sur les choses, non ?


    Alors, disons que votre moi peut changer de point de vue.


    Ecoutez, vous me semblez un peu trop sûr de vous. Notre marge de manœuvre est quasi-nulle dans la vie. Changer de point de vue c'est le chemin de toute une vie. Cela ne se fait pas en deux secondes.


    Quand on est dans une impasse, on peut vouloir l'explorer en long en large, s'y complaire. Ou remonter en marche arrière, très vite et en sortir.


    Oh, je ne suis pas aussi maligne que vous, puisque moi ça fait longtemps que je suis dans la nasse. C'est le principe du nœud coulant, plus je bouge, plus ça serre.

    Vous connaissez l'histoire des deux petites mouches prises dans un pot de lait ?


    Euh, non.


    Deux petites mouches sont tombées dans un pot de lait. L'une se contente de nager. Elle coule épuisée au bout d'un moment. L'autre ne cesse de bouger de toutes ses forces, plus elle bouge, plus elle bat le lait qui finit par devenir du beurre. A la fin elle saute à l'extérieur, en s'appuyant sur la surface du beurre. C'est pour vous dire qu'il faut réagir et sortir de l'impasse.


    Mais c'est utopique. L'apologie du mouvement, de la lutte...


    Moi j'y crois, à la vie comme sport de combat.


    C'est un truc de mec.


    Vous savez quoi, vous êtes déprimante. Tiens, à votre santé. (Il trinque avec son verre multicolore).


    (Elle se sent nulle, mais elle trinque).(Ce type l'énerve, parce qu'il n'a pas de problème, en tout cas, il a l'air d'avoir les réponses).
    (Il l'énerve surtout parce qu'il froisse sa vanité : elle aime bien ses pensées, elle les trouve intelligentes, lui, il s'en fout).


    Vous qui savez tant de choses, c'est quoi votre métier.


    Ingénieur, je suis ingénieur.


    Ah, vous faites dans la technique, ah je comprends mieux. 

    Qu'est-ce que vous comprenez ?

    Vous, les techniciens vous passez votre temps à corriger les défauts. La technique, ça n'est que ça. Un travail mécanique, corriger les défauts et réessayer jusqu'à ce que ça marche. 

    Ce n'est pas une si mauvaise définition, vous savez.


    Mais vous faites pareil avec moi. Depuis que je vous connais, c'est-à-dire exactement deux heures (elle regarde sa montre) et trente-deux minutes, vous passez votre temps à corriger mes défauts. Mais les vôtres, hein ? Les vôtres, vous ne les voyez pas.

    (Il se tait).

    Ben, je vais vous dire ce qu'est un technicien. (Il attend).

    Un obsessionnel, qui ne voit que les procédures, les étapes-clefs, l'enchaînement des actions. Un maniaque, qui passe son temps à tout border, mais qui ne voit pas l'essentiel arriver. Un jaune, un social-traître, qui trahit l'esprit pour la matière, l'idéologie pour l'efficacité. Tout cela au nom de la belle ouvrage.


    Mais pourquoi tant de haine, Madame ? (Il a dit cela sur un ton mi-sérieux, mi-ironique).

     

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    Acte V


    (Elle est seule. Elle s'ennuie. Il entre).

    Ah vous êtes là.

    Vous aussi apparemment. 


    (Elle) Vous avez fait un gommage avec la grosse Nora ?


    Non. J'avoue qu'elle m'impressionne un peu. Elle est très énergique non ?


    Il le faut pour un gommage. Cela revigore.


    Mmum. (Il étend sa serviette et s'allonge avec un soupir de bien-être).


    Vous venez souvent, on dirait ?

     

    De temps en temps. Je viens pour penser.


    Penser. Ouais, j'avoue que moi, euh, j'ai pas trop le temps. Je vis à cent à l'heure.


    Et qu'est-ce qui vous a donné l'envie de venir ici ?


    C'est ma voisine. Elle va souvent au hammam. Hier, je suis rentré épuisé, le dos en marmelade. Je m'étais levé à 5 heures du matin, j'ai fait Paris-Marseille. Toute la journée en séminaire. Et le soir, comme tous les vendredis, le dernier Shuttle avait une heure de retard. A dix heures, elle m'a entendu gémir sur le paillasson. Elle a ouvert la porte, m'a invité chez elle, m'a préparé un bol de soupe. Et m'a dit : Toi, tu vas me faire le plaisir d'aller au hammam demain matin. Et me voilà.

    Votre voisine, hein ?

    Oui, ma voisine, Sandra, lesbienne et fière de l'être.


    (Décidément, il ne la rate jamais. Elle, se sentant de nouveau dans la bêtise objective). Vous allez mieux ?


    Lui sa main sur le ventre en tapotant sa toute petite bedaine.


    Cela va bien. Merci.


    Elle, hésitante


    Pour l'autre jour, euh, excusez-moi. Je n'aime pas qu'on me prenne pour une dingue.


    J'ai repensé à votre truc. C'est pas faux. Cela m'a fait réfléchir. Finalement, vous n'êtes pas si dingue que cela. (Il sourit).


    (Elle respire plus légèrement. Mais c'est fou, il suffit qu'il dise un truc et elle se sent soit illégitime, soit rassurée. Elle fronce les sourcils).


    Voilà que votre visage s'assombrit à nouveau. Ne me dites pas que vous êtes de nouveau en colère. Je ne sais plus quoi vous dire moi. Je vous dis que nous n'êtes pas dingue, ça va, ça, non ?


    Vous n'êtes pas l'arbitre des élégances, ça n'est pas à vous de dire si je suis ou pas dingue. Je suis moi et vous n'avez rien à dire. Vous êtes dans le jugement. C'est comme la morale, le bien, le mal.


    Ah l'axe du mal, vous me taxez de bushiste maintenant. Je ne sais pas ce que vous avez, mais vous arrivez toujours à me foutre en colère. (Il se retourne). (Ca y est, elle a encore tout faux. Elle sent que cet homme est à l'exacte limite de son seuil de tolérance. Il est macho, il n'a pas de doute sur lui-même, il pérore insupportable, mais il lui plaît). (Elle baisse la tête, hésitante).

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    Acte VI


    Vous croyez aux amitiés qui deviennent des amours ?

    Oui. J'ai déjà vécu cela.

    Mais vous n'êtes pas en couple en ce moment ?

    Non.

    Alors, cela n'a pas duré.

    Non.

    Pourquoi ?

    Parce que la passion est arrivée pour quelqu'un d'autre.

    Ah, parce que vous vous ennuyiez ?

    Non, je n'avais jamais connu de passion. Alors j'ai été fascinée.

    Vous voulez dire que la passion est plus intéressante.

    Oui, au début, elle vous révèle à vous-même. Elle pointe votre état de décomposition, elle finit toujours par vous indiquer vos limites. La formidable bouffée d'oxygène, puis, vite, elle devient étouffante, elle brûle tout sur son passage. On ne vit rien de réel dans la passion. C'est un pur fantasme. La passion c'est un ravage.

    Oui, je suis d'accord.

    Ah, vous connaissez aussi ?

    Oui. J'ai mis trois ans à m'en remettre.

    Dépression ?

    Non, je me suis plongé dans le travail.

    Ah, oui, votre réponse habituelle : la technique. Corriger les défauts, pour se libérer de tout ce qui est mal allé.

    Oh, arrêtez-vous. Vous me fatiguez. La technique, c'est un métier comme un autre. Et le travail, c'est le meilleur antidote contre le chagrin d'amour.

    Vous en êtes sortis il y a longtemps ?

    Oui, depuis plus d'un an. J'ai vécu quelques mois une histoire sans lendemain. Maintenant, je vais bien.

    Heureuse de vous l'entendre dire.

    Et à propos, j'ai acheté des huîtres délicieuses et j'ai pensé à vous.

    Des huîtres, pourquoi vous voulez m'apporter des huîtres ?

    Je viens de vous le dire, j'en ai achetées et c'est mieux de les manger à deux, non ? J'ai un petit ostréiculteur qui installe son étal le samedi matin en bas de ma rue. Il fait des huîtres royales, à la fois savoureuses et nourrissantes.

    (Hum, délicieux, j'adore les huîtres). Vous voulez qu'on mange des huîtres maintenant ? (Des huîtres, hein ? En est-elle une huître ? Qu'il veuille l'ouvrir à tout prix ?).
     
    Oui, on peut aller chez moi, manger des huîtres.
     
    Chez vous, manger des huîtres ?
     
    Alors c'est oui ou c'est non. Ne me dites pas que c'est contre votre philosophie de l'autonomie.


        _____________________________________________________________________________________

    Acte VII
     

    Non, des huîtres, oui, enfin, je veux dire, pourquoi pas. 
     
    Oui. J'ai tout préparé à la maison, une bonne bouteille nous attend, un vin d'Alsace. Du Gewurz.
    (Elle sent l'invitation se refermer comme une nasse sur elle. Elle décide de réfléchir pour savoir ce qu'elle veut vraiment). Je vais réfléchir. A tout à l'heure, je vais au massage chez Nora.
     

    OK. (Il a l'air rassuré). (Quand elle se retourne avant de fermer la porte, il est étendu sur le banc de mosaïque).


    (Mais réfléchir avec les mains de la grosse Nora sur elle, c'est un problème. Elle frotte dur, même pas dans le sens de la colonne. Elle va lui tordre quelque chose, c'est sûr.).


    (Manger des huîtres n'engage à rien. En plein jour. Pourrait être un sérial killer. Non, elle n'y croit pas. Trop articulé, sent trop la bonne petite névrose obsessionnelle. Enfin, on ne sait jamais. Prévenir Marion, pour qu'elle puisse l'appeler sur son portable, au cas où ça n'irait pas. Non mais elle est folle, si elle a un doute, elle ne devrait pas y aller. En fait elle n'a pas de doute, elle se protège juste au cas où).
     

    (Elle revient et s'étend mollement sur sa couche).
     
    Alors, c'était bien avec Nora ?
     
    Oui, un peu trop énergique à mon goût. Mais ça va. (Elle se retourne et s'endort quelques minutes, puis se lève et lui fait signe). Vous me donnez quelques minutes, il faut que je passe un coup de fil. Et après on y va.
     
    Pas de soucis. Je vous attends.
     
    (Elle appelle Marion. Mais personne ni sur son portable, ni chez elle).

    Il la rejoint. Tout va comme vous voulez. (Elle, regard effarouché).
     
    Bon, je vais chercher ma moto. Vous êtes motorisée ? 

    Non.
                

    _________________________________________________________________________________________

    Acte VIII
     
    (Il arrive sur son destrier gris argenté).

    (Une anglaise, bon goût. Mais il m'avait dit qu'il avait une allemande, n'importe quoi)

    Vous montez ?
     
    Euh, j'ai réfléchi. Je voudrais rentrer chez moi me changer. Vous ne voudriez pas plutôt venir à la maison ?
     
    Ah, oui, je vois. Si vous voulez. Je repasse chez moi, je prends la bouteille, les huîtres et j'arrive.
    (Ouf, ça a marché. Il n'a pas l'air de se douter de sa trouille. Ou il fait semblant. Enfin, l'essentiel, c'est de jouer la montre.)

    Voici mes coordonnées. On se retrouve, mettons vers 20 heures ? (Non, mais là elle est folle, seule, la nuit, avec un inconnu, en privé en plus, mais qu'est-ce qu'elle a ?)
     
    D'accord. A tout à l'heure. Vous ne me posez pas un lapin, là ?
     
    Non, vraiment, je prépare un apéro. Et puis un dessert. On fera une petite dînette.
     
    Bon, bon. Entendu. A tout à l'heure.


    (Il redémarre sa moto. Pétarade.)
     
    (Bon, maintenant, il faut qu'elle joigne Marion et Romain, son voisin. Qui surveillera. On ne sait jamais).

    (Un inconnu. Jamais vu avant. Pas repéré dans le réseau de copains. Même quand ce sont des copains de copains, on a parfois des surprises.)


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  • Bill Wrasdrow

    Car Door Armchair and Incident

    1981

    Crédit photo Anthropia

     

    Casse-auto

    Un roman d'Anthropia

    Extrait

     

    1. Institut pour adultes traumatisés crâniens de San Francisco

    Séance du 12 mai.

    La sonnerie retentit. Ils entrent dans la salle comme n’importe quelle classe de n’importe quelle école, sauf qu’ils sont cinq et qu’ils ont entre vingt-cinq et quarante ans.

    Je remarque un homme sombre, longiligne, aux cheveux noirs, qui me regarde avec insistance, Indien, sans doute Apache. Une fille en jupe rose et pull noir s’avance, un peu maniérée, très jolie : avec de grands yeux marron, qui se posent sur moi dès son entrée dans la pièce. Elle est suivie par un homme à l’allure de cow-boy, en chemise à carreaux, un lacet retenu par un bijou navajo sur la poitrine. Puis un petit homme à la tête rasée, sur laquelle une zébrure blanche apparaît, il est vêtu d’un jean et pull bleu marine. Enfin une blonde un peu négligée, en jupe de velours marron et T-shirt beige. Ils s’asseyent sur des sièges haut placés face à leur chevalet.

    Hi everybody.

    Hi, Aliette.

    Aliette a préparé au sol de longues bandes de papier blanc. Elle a scotché tout autour une bâche de plastique.

    Vous allez vous déchausser aujourd’hui et vous allez peindre vos pieds. Elle a retiré ses chaussures et agite devant eux ses longs pieds bronzés. Elle leur présente des assiettes en carton blanc, remplies de peinture. Il y en a de toutes les couleurs, elle les dispose au bout des bandes de papier.

    Ils tournent la tête vers moi, regards curieux, sans oser parler.

    By the way, voici Maine

    Ils me font un petit signe.

    Hi. C’est la fille en rose qui a parlé.

    Hi.

    Ils se lèvent, retirent leurs chaussures et leurs chaussettes. Une des filles proteste. Elle ne veut pas salir ses pieds. Mais n’ayez pas peur, c’est de la peinture à l’eau, elle se retire très facilement. Vous pourrez passer à la douche après. La blonde s’y met très vite, en riant, elle met son pied gauche dans le bassin de peinture rose, et, manquant de tomber, pose son pied sur la bande blanche. En le retirant, elle crie de joie, les autres s’approchent curieux, puis conquis quand ils commencent à voir le sillage de couleur qui suit la fille. Chacun passe à son tour, et, peu à peu, des banderoles prennent vie.

    Ce qui est fascinant, ce sont les maladresses, les déséquilibres, les choix arrêtés de couleur et les fous-rires. Certains posent leurs pieds bout à bout, en collier de perles sans espaces. L’Apache a mis son pied droit dans la peinture noire et crée une sorte de bordure tout le long du kakemono, en traînant le pied. Le cow-boy a décidé de marcher les deux pieds bicolores et déambule déhanché, sûr de lui, laissant une longue foulée entre ses traces. La petite brune fait sa délicate, pose ses pieds en tournant sur elle-même, ce qui dessine une fleur sur le papier, des pétales de pied autour de l’axe du talon.

    Une fois la longue bande terminée, Aliette leur présente des sacs de plastique qu’ils disposent sous leurs pieds pour rejoindre la douche. J’entends à distance leurs rires et leurs commentaires au moment du nettoyage. Quand ils rentrent, ils sont souriants, tout à coup décontractés, ils admirent le kakemono multicolore qu’Aliette a accroché avec des pinces à linge sur un fil de nylon.

     

    2. La semaine suivante, nous retournons à l’Institut et filmons la seconde séance d’art-thérapie.

    Séance du 19 mai

    La sonnerie retentit, ils entrent. (Ce sont les mêmes participants).

    Mettez-vous par deux, Claudia et toi Matthew. Toi, Pamela et toi Monica. John et toi Sheila, mettez-vous là. Et là, Chris et Robert. Sue et Benji, par ici.

    Ils se meuvent lentement, s’installent avec difficulté. L’atmosphère est lourde.. Ils sont tristes cet après-midi. Maintenant, prenez des fusains et dessinez-vous. Claudia, tu dessines Matthew, et toi, Matthew, dessine Claudia. Et ainsi de suite. Vous avez compris ? Ils sourient, ils ont compris. Ils se mettent à dessiner, maladroitement. Je remarque une grande brune, l’air un peu divaguant, c’est Sheila, elle n’était pas là l’autre jour, sa main s’emballe, elle a commencé une sorte de gribouillis nerveux, elle peine à contrôler son mouvement. Puis tout à coup, elle ralentit, elle pointe son fusain sur la feuille et commence à dessiner le visage de John. Chris et Robert sont assis l’un en face de l’autre, le carnet de croquis contre leur bras replié et le fusain dans l’autre. Sue, habillée comme l’autre jour de rose et de noir, minaude un peu en s’asseyant en face de Benji. Benji la regarde, énamouré. Sue se penche sur la boîte à fusain et après un long moment, choisit le fusain gris qu’elle donne à Benji. Puis elle saisit un fusain noir pour elle, assorti à son pull over.

    Durant un long moment, peut-être dix minutes, ils font l’effort de regarder le visage de celui qui est en face et tentent de le dessiner. Aliette passe auprès de chacun, Sue a fait de longs cheveux noirs à Benji. Matthew, l’Indien aux cheveux de jais, apparaît blond sous le fusain de la blonde Claudia. Aliette me jette un coup d’œil. Je comprends. Nous découvrons peu à peu qu’ils se sont dessinés dans les traits de l’autre, que les esquisses représentent leur propre visage, comme s’ils se regardaient dans un miroir. Comme si l’autre n’était que le support/surface de soi-même.

    Chacun est sorti d’un coma, chacun a vécu l’histoire d’un long séjour hospitalier, puis d’une lente remontée à la vie ordinaire. Mais ils n’ont pas retrouvé la réalité. La vie ordinaire d’un traumatisé crânien se passe dans sa tête. A la sortie du coma, il semble ne jamais renouer complètement avec les autres, comme si le trauma constituait une blessure béante dans le cerveau, le handicap caché sous les séquelles physiques bien visibles elles de l’accident 

    Un jour, j’ai lu ce message sur un panneau publicitaire, Pour votre voisin, vous êtes le voisin. Et pour le traumatisé crânien, qui sommes-nous ?

     

    3. Séance du 26 mai

    De retour à Paris, je regardai les rushs sans les monter, j’y retournais sans cesse. J’appelai Aliette, qui me raconta la séance qu’elle venait de vivre avec son groupe. Well, ils sont étonnants. Oui, étonnants.

    Une nouvelle venue fréquentait son atelier. Comme les autres, elle avait refusé de raconter son accident, mais Aliette avait lu son dossier. Elle avait eu un accident de moto, alors qu’elle était partie en voyage avec son ami : sur l’autoroute, une voiture avait freiné brusquement, son ami avait stoppé net, la jeune fille avait été éjectée du siège arrière à plus de 100km/heure. Lui s’en était sorti indemne, mais elle avait été hospitalisée, et après plusieurs mois de coma, était rentrée handicapée avec peu de chance de s’en sortir. Son ami l’avait quittée. Comme souvent.

    Aliette avait appris que la fille était d’origine turque et que son prénom Güliz signifiait « impression de rose ». Aliette trouvait qu’il lui allait bien, elle avait la peau blanche et le teint lumineux. Elle venait d’un petit village où ses pères et ses frères étaient derviches tourneurs. Dans le groupe, les autres étaient curieux. Derviches tourneurs, ils ignoraient le mot et sa pratique.

    Alors Aliette lui avait demandé d’expliquer. Güliz se fit un peu prier puis raconta que la meilleure manière de définir les derviches tourneurs était de danser, mais qu’elle n’en avait normalement pas le droit, seuls les hommes ont le droit de danser là-bas ou les enfants, d’ailleurs elle dansait avec les hommes du village quand elle était petite. A l’invitation d’Aliette, elle se leva. Elle portait une longue jupe grise et un pull blanc. Elle expliqua que pour tourner, les derviches tourneurs posent le pied gauche à plat, le faisant glisser en rond sur le sol, le devant du pied droit servant à relancer l’élan et à garder l’équilibre.

    Elle mit ses bras en l’air de chaque côté de sa tête, les mains retombant nonchalamment, et se mit à tourner, d’abord lentement, puis de plus en plus vite, elle virait avec légèreté. Cela dura cinq minutes, les autres s’étant mis à frapper dans leurs mains. A la fin, ils riaient tout excités et Aliette les invita à danser la danse du derviche tourneur. Ils se levèrent et se mirent à tourner, plutôt maladroitement d’abord et pour certains, de mieux en mieux. Mais seule Güliz avait cette grâce que l’accident n’avait pas altérée. Au bout d’un moment, chacun s’était assis, essoufflé, mais le regard plein d’étoiles.

    Voyant l’intérêt du groupe pour cette danse, Aliette eût l’idée de leur demander de faire des derviches tourneurs en terre. Elle attaqua un gros pain d’argile rouge, qu’elle sépara en plusieurs petits morceaux à l’aide d’un fil d’acier, et les distribua aux participants. Ils se mirent alors à malaxer la terre, frappant les volumes de leurs mains maladroites, faisant sortir peu à peu de la glèbe des statuettes, auxquelles ils donnaient un mouvement. Apparurent des personnages tout en vie, le bras levé, la robe faisant cercle autour des pieds, des toupies animées, des visages extatiques légèrement renversés vers l’arrière.

    Tout à coup, d’avoir vécu le tournoiement, ils se mettaient à représenter leurs voisins dans une dynamique du corps perceptible dans tous les modelages. Il y avait comme une émulation entre eux, cela faisait lien.

    Aliette en riait, contente à la fois des œuvres réalisées et de ce que, tout à coup, le groupe avait communiqué. J’aimais cette idée que c’était à partir de leurs sensations corporelles qu’ils s’étaient trouvés les uns les autres, par la danse intériorisée qui rejaillissait dans la sculpture.

    Mais les photos reçues plus tard par mail me convainquirent que cette danse où on finissait par avoir le tournis devait aussi avoir un rapport avec cet étrange abandon de soi qu’on doit ressentir pendant l’accident. On est pris dans la vitesse, quelque chose s’empare de soi qu’on ne maîtrise plus. Le corps s’abandonne dans cette danse avec aussi peu de maîtrise qu’un corps projeté à dix mètres et retombant inerte sur la route, sans conscience. A cet instant précis, le corps disparaît.


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  • aes+f group

    Crédit photo Anthropia

     

     

    La vieille du boulevard Saint-Germain

     

     

    Vous ne pouvez pas la rater. Postez-vous au Starbuck de Saint-Germain, commandez un cookie, ou plutôt commandez-en deux, elle arrive.

     

    La petite vieille qui traverse le boulevard, oui juste là, celle-là, stoppant toutes les voitures, juste après le feu rouge,

    c'est elle, jupe de velours marron, pull bleu marine, cheveux blancs hirsutes.

     

    Vous ne pouvez pas vous tromper, elle est sale, si sale.

     

    Elle s'approche, avec toujours la même technique, c'est mon fils qui le dit, elle se penche sur votre table en terrasse, en se dissimulant dans l’ombre qui la borde, façon de ne pas se faire voir du gérant. Elle avance alors une main rapace, se saisit de votre cookie dont elle se met à tester l'élasticité, le moelleux, d'un doigt si immonde et durty, que vous lui donnez tout de suite le cake qu'elle vient ainsi de rendre immangeable. Elle ne mendie pas, pas d’ « à vot’bon cœur, Msieu’dam », sa stratégie à elle c’est plutôt de vous le lever, le cœur.

     

    Tenez, prenez-le. Un don ça ? Non, une reddition immédiate, à la hauteur du dérangement.

     

    A la vitesse de la poussière elle s'empare triomphante du cookie, puis le range dans le garde-manger qu'elle a aménagé entre col et bouche d’un roulé sans âge mais avec odeur. Elle se met à trembler tout à coup, comme incrédule de l'avoir fait une nouvelle fois. Puis, vous ne savez pas comment, elle disparaît. Oui, tout à coup elle n'est plus là, emportée d’un coup de vent, sûrement la honte.

     

    La vieille du Boulevard Saint-Germain ne mendie pas, non, elle s’empare. Dans son monde, y a-t-il meilleure façon de demander ?


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